Alliage | n°67 - Octobre 2010 Perfection et perfectionnements du corps 

Marieke Heindrieksen  : 

Une recherche commune de l’Homo perfectus ?

La relation de travail de Albinus (1697-1770) Et Wandelaar (1692-1759)

Résumé

Cet article se penchera sur le rôle de la conception de la perfection dans la relation de travail de l’anatomiste leydois Bernard Siegfried Albinus (1697-1770,  et de son illustrateur Jan Wandelaar (1690-1759).

Plan

Texte intégral

Wandelaar et Albinus commencèrent à collaborer en 1723. Albinus effectuait les dissections anatomiques tandis que Wandelaar illustrait ses écrits. Leur ouvrage le plus connu est le célèbre atlas du squelette et des muscles de 1747, Tabulae sceleti et musculorum corporis humani, connu pour ses représentations de l’Homo perfectus.

Une illustration de la Tabulae Sceleti Et Musculorum Corporis Humani

Leur coopération a duré plus de trente ans ; à un moment donné, Albinus a même invité Wandelaar à habiter chez lui. À mes yeux, l’atlas d’Albinus est le résultat d’une recherche de perfection, miroir de l’idée de perfection chère ses deux auteurs ; de plus, l’Homo perfectus, tel qu’il est représenté dans l’atlas d’anatomie d’Albinus, ne constituait pas, loin s’en faut un idéal universel mais reflétait les idées personnelles d’Albinus et Wandelaar. Dans un premier temps, j’aborderai brièvement le concept de perfection et les idées existantes sur la relation de travail entre Albinus et Wandelaar. Ensuite, je retracerai la vie d’Albinus et Wandelaar et développerai leurs idées en matière de perfection, et me demanderai si celles-ci les ont mutuellement influencés et ont eu un impact sur leur ouvrage commun le plus important, les Tabulae, et, le cas échant, étudierai la nature et la portée de cette éventuelle influence.

Le concept de perfection

Le mot perfection est issu du mot latin perfectio, dérivé de perficio, signifiant « accomplir ». Ce concept est, en fait, encore plus ancien : perficio est utilisé comme équivalent du mot grec teleos, signifiant littéralement « la fin », uniquement utilisé, dans la philosophie d’Aristote, dans le sens d’« intention » ou d’« objectif » et non de « finalité » ou de « mort ».1 Perfection signifie donc littéralement « être achevé » : un objet parfait est un objet achevé, terminé.2 La définition la plus ancienne de la perfection  se trouve dans le corpus aristotélicien Métaphysique. On y découvre trois variations de la signification de la perfection : d’abord, ce qui est parfait est terminé, rien n’y manque. Ensuite, un objet est parfait lorsqu’il est considéré comme le meilleur dans son genre et, enfin, lorsqu’il réalise son intention.3 La définition des mots parfait et perfection du dictionnaire de Samuel Johnson datant de 1756 diffère très peu de celle d’Aristote : Johnson mentionne explicitement une signification théologique, là réside leur plus grande différence. Selon lui, la perfection est un attribut de Dieu.4 La définition générale et étymologique du mot perfection n’a donc pas énormément changé depuis celle donnée par Aristote. Pourtant, la perfection et ses objets sont des concepts « minces » : nous n’avons pas de bonne définition de ces termes. Mise à part la définition du dictionnaire général, nous pouvons, au mieux, donner des conditions personnelles, arbitraires et nécessaires, mais pas universelles. Cela signifie que les idées d’Albinus et Wandelaar sur la perfection diffèrent probablement et se sont peut-être opposées ou influencées mutuellement. Afin d’en apprendre davantage à cet égard, étudions leur vie, leur travail et leur relation.

Albinus et Wandelaar : une relation de travail classique maître – second ?

Dans les Tabulae sceleti et musculorum corporis humani, Bernard Siegfried Albinus a minutieusement décrit son idéal humain : l’Homo perfectus. Ses études sont toutes correctes sur le plan anatomique, même si proportions et symétrie ont été idéalisées. La vie et le travail d’Albinus ont été largement étudiés : la thèse de doctorat de Punt, remontant aux années 1980, constitue la source la plus moderne sur le sujet. Même si Punt a démontré qu’Albinus recherchait activement à dépeindre l’Homo perfectus, il a, me semble-t-il, injustement ignoré le rôle de Wandelaar dans cette quête. On en connaît peu sur celui-ci et sur la relation qu’il entretenait avec Albinus : en se fondant sur les indices démontrant qu’Albinus avait fortement influencé la manière dont Wandelaar réalisait ses illustrations et le fait que’au dix-huitième siècle, un illustrateur était souvent considéré comme « une machine à dessiner » et nullement comme un artiste indépendant et créatif, Punt a supposé que Wandelaar n’avait joué qu’un rôle secondaire dans la réalisation des Tabulae. Cette conception selon laquelle Albinus était le génie et la tête pensante des Tabulae et Wandelaar une simple machine voire un ouvrier opprimé, s’est répétée dans des publications ultérieures à celle de Punt. Cependant, une lecture attentive des faits connus de la vie et du travail de Wandelaar et de la manière dont ils se combinent à ce que nous connaissons de la vie et du travail d’Albinus, offre un tableau bien différent. L’influence de Wandelaar sur Albinus, sa vie, son travail et sa conception de la perfection fut considérable et la recherche de l’Homo perfectus ne fut pas la quête personnelle d’Albinus mais une poursuite commune aux deux hommes.

Albinus, un grand perfectionniste

Avant de se pencher sur la relation d’Albinus et Wandelaar, il pourrait être intéressant d’étudier leurs histoires et héritages personnels.

Bernard Siegfried Albinus, fils d’un professeur en médecine, est né en 1697. À l’âge de vingt-quatre ans, il est déjà nommé professeur d’anatomie et de chirurgie de l’université de Leyde. Une de ses missions consistait à remettre en état le cabinet d’anatomie, tombé en décrépitude depuis sa création par Johann Rau (1668-1719), son illustre prédécesseur. En quatre ans, il a précautionneusement restauré les vieilles préparations, s’est débarrassé de curiosités qu’il estimait démodées et a écrit un nouveau catalogue décrivant minutieusement les collections restaurées.5 À en juger par ses préparations, Albinus était minutieux et perfectionniste dans tout son travail. Même les plus petites parties, comme les fines artères ou les membranes, sont soigneusement conservées, témoignant de la vie naturaliste et détaillée de cette période. La manière dont il a utilisé la cire colorée, les crins de chevaux et les dentelles pour arranger et présenter ses préparations de la manière la plus vivante et la plus réaliste possible font penser au travail de Ruysch, même si celui-ci d’Albinus est légèrement mieux maîtrisé.6

Albinus est décrit comme quelqu’un aimable et sympathique, apprécié de ses étudiants et échangeant énormément de correspondance avec ses confrères étrangers.7 Haller, selon qui le grand Boerhaave était affreusement laid, dépeint Albinus comme un bel homme.8 Albinus semblait le savoir : il prenait sa propre taille (cent soixante-sept centimètres) comme taille standard pour son Homo perfectus.9 Ceci nous ramène à son perfectionnisme qui peut être clairement observé dans son œuvre maîtresse, les Tabulae sceleti et musculorum corporis humani. L’atlas du dix-huitième siècle se voulait « aussi vrai que nature », ce qui signifiait à l’époque que l’objectif était de représenter la vérité universelle d’une moyenne idéale. Cela impliquait donc de poser des jugements esthétiques, moraux et ontologiques actifs sur la manière dont le corps humain devait être dépeint. Rau, le professeur d’Albinus, a mis en évidence le fait que de nombreux atlas anatomiques n’étaient pas représentatifs car, en raison de la pénurie de corps, les pathologies étaient souvent décrites comme si elles s’inscrivaient dans l’anatomie normale.10 Albinus savait que, s’il voulait publier un atlas utile et correct, il devait choisir soigneusement les corps servant de modèles aux illustrations et faire appel à un artiste précis et talentueux avec lequel il serait en  harmonie. Albinus voulait que les illustrations de son atlas soient un modèle de symétrie, de vitalité et d’« objectivité », c’est-à-dire la représentation d’un corps humain moyen idéal : forme, emplacement, proportions et interrelation étaient d’égale importance. Pour obtenir les justes proportions, il a vraisemblablement repris les travaux d’Albrecht Dürer.11 La symétrie était traditionnellement tenue pour un signe de force et de bonne santé donc, une importante caractéristique de l’Homo perfectus.12 Vu qu’aucun corps humain n’est parfaitement symétrique, Albinus a choisi et assemblé des parties de différents corps répondant aux idées spécifiques qu’il se faisait du corps parfait, les assemblant en un corps parfait. Mis à part son souci de symétrie et d’harmonie, Knoeff affirme que des idéaux religieux ressortent des Tabulae : tandis que les branches les plus strictes du protestantisme, comme le mennonitisme, sont favorables aux illustrations de corps disséqués rappelant la vie et le péché originel comme vallée de larmes, le calvinisme hollandais du début du dix-huitième siècle fait place à la quête du bonheur sur terre et à la rédemption après la mort.13

Une illustration de la Opera omnia anatomico-chirurgica

Dans sa quête de perfection, il est fort possible qu’Albinus se soit inspiré des travaux de Leibniz. Ce point était connu et a été discuté par les anatomistes leydois du dix-huitième siècle. Les lettres et le travail contemporain de Leibniz ont été acquis à plusieurs reprises par la bibliothèque de l’université de Leyde à la fin du dix-septième et au début du dix-huitième siècles.14 De plus, dans une lettre datant du 2 octobre 1722, Albinus discute d’un problème physique relevé par Leibniz.15  Dans son travail sur la théologie, Leibniz a laissé sous-entendre que Dieu est bon et tout-puissant, il a créé tous les éléments de la nature, qui sont donc parfaits. Il croyait que Dieu avait créé ce monde le plus parfait possible, en choisissant les lois les plus simples offrant les phénomènes les plus riches possibles.16 Même si Dieu pouvait étendre la variété en utilisant des lois plus complexes, il a choisi de ne pas le faire, étant donné qu’il a créé le monde de la manière la plus simple et la plus parfaite possible.17 Il se peut qu’Albinus ait été particulièrement attiré par l’idée que l’harmonie est le type de loi dont émane la beauté.18 Point encore plus intéressant pour un anatomiste obsédé par le corps humain parfait et rebuté par les pathologies : Leibniz affirmait que l’imperfection, le mal physique dans la souffrance et le mal moral dans le péché, nourrissaient le mal métaphysique.19 À la lumière de cet élément, les corps et squelettes aux sourires harmonieux, en bonne santé et parfaitement construits d’Albinus — morts, et donc délivrés du péché terrestre — semblent défier tous les types de maux leibniziens, personnifiant donc le bien et l’harmonie ultimes via la perfection. Il est fort possible qu’Albinus ait été influencé par d’autres philosophes mais aucun indice clair n’en a été trouvé jusqu’à présent et cette éventualité nécessite des recherches complémentaires.

Wandelaar : illustrateur méticuleux

Jan Wandelaar fut baptisé à la Nieuwe Kerk (« Nouvelle Église ») d’Amsterdam, en 1392 ; ses parents ayant une entreprise de thé, il était prédestiné à être marchand. Toutefois, enfant, il manifestait à la fois un penchant et du talent pour le dessin et suivit rapidement des cours avec le graveur J. J. Folkema. Il apprit les bases de ce métier, dessinant des schémas bien proportionnés et anatomiquement corrects dans une perspective réaliste, principalement grâce à des livres de dessin, des moulages orientés et des miniatures, comme il était d’usage à cette époque.20 Ensuite, il effectua son assistanat dans l’atelier de Willem van der Gouwen et rencontra le peintre et théoricien d’art Gerard de Lairesse, qui l’influencera énormément. À partir de 1714, le travail de Wandelaar consiste principalement à réaliser des frontispices et des illustrations pour des livres de poésies, de théâtre et de fables. De ses impressions comme de son travail indépendant — principalement des nus et des études d’après les maîtres italiens — se dégagent un puissant classicisme académique et une préférence pour les compositions nobles, les figures allégoriques et les paysages idéalisés. Ses dessins sont plus que corrects et d’un premier style qui semble manquer d’une signature personnelle distinctive, ce qui serait plutôt un avantage pour un illustrateur. De plus, Wandelaar révèle un véritable talent pour la reproduction de corps humains aux formes idéales. Ce don ne passe pas inaperçu et, vers 1720, il reçoit sa première commande d’illustrations scientifiques émanant de l’anatomiste d’Amsterdam, Frederik Ruysch. Boerhaave était un ami de Ruysch et il est fort probable que leur relation médicale a permis à Boerhaave, ainsi qu’à son élève et collègue Albinus, de découvrir le travail de Wandelaar. Ils envisageaient de rééditer conjointement le De humani corporis fabrica de Vésale. Wandelaar a commencé à y travailler en 1723.21 Peu après, Albinus lui demande de réaliser des épreuves pour son propre atlas : ceci a marqué le début de leur longue collaboration. Néanmoins, en 1724, Wandelaar ne travaillait pas exclusivement avec Albinus. Il a continué à mener de front son travail sur les Tabulae et d’autres commandes, comme des portraits, des frontispices et une série de portraits des bourgmestres d’Amsterdam, publiée à la fin des années 1750. Point intéressant : Wandelaar est repris dans l’Album Studiosorum (le registre des étudiants) de l’université de Leyde en 1741 en tant qu’ « étudiant » vivant à côté du professeur Albinus, ce qui signifie qu’il s’était probablement inscrit à l’université pour bénéficier d’exonérations d’impôts comme c’était le cas pour les membres de la communauté académique.22  

Autre point très important concernant Wandelaar, connu à travers le travail d’Albinus, : l’arrière-plan archaïque et le rhinocéros Clara sur les planches des Tabulae étaient les idées de Wandelaar. Albinus explique clairement comment Wandelaar est parvenu à le convaincre de les incorporer à l’atlas.23 Pour lui, Clara et le paysage en arrière-fond renforçaient le message de l’éphémérité et du vis vitalis, Albinus, qui pourtant ne voulait pas que son atlas devienne pittoresque, fut sensible à l’argument de Wandelaar, à savoir que ces arrière-plans accentuent la profondeur des dessins. Même si l’on en sait peu sur Jan Wandelaar, ce genre de faits, sa longue collaboration avec Albinus, les planches qu’il a dessinées pour lui, associés à ses autres travaux, nous dressent le portrait d’un illustrateur talentueux doté d’une excellente connaissance de l’anatomie humaine, des règles du dessin et de l’iconographie. À en juger par son travail, Wandelaar avait une incroyable patience et un remarquable sens de l’esthétisme contemporain, même s’il n’était pas un libertin ou un grand pionnier.

L’influence réciproque d’un anatomiste et de son illustrateur

Revenons à la relation et à l’échange d’idées entre l’anatomiste et son illustrateur. Il s’agit naturellement d’un sujet complexe. Très peu de faits sont établis en ce qui concerne la relation professionnelle entre un anatomiste et son illustrateur et un nombre infini de suppositions peuvent être et ont été émises. Certains comptes rendus personnels écrits, émanant d’une seule ou des deux parties, nous sont parvenus et nous ont persuadés qu’elle était tendue, notamment celle entre l’anatomiste Govert Bidloo et son illustrateur Gerard de Lairesse, un des professeurs de Wandelaar.24 Même au cours du dix-neuvième siècle, les relations entre artistes et anatomistes étaient fréquemment difficiles, les illustrateurs étant considérés comme des artisans ou des artistes au service des auteurs de la commande.25 Les clients étaient généralement intéressés par les capacités de l’illustrateur à dépeindre une image « plus vraie que nature » et, dans la plupart des cas, les anatomistes influençaient la perception des représentations anatomiques. Aux yeux de certains, cela a pu grandement frustrer les artistes impliqués. Pourtant, à une époque où le seul moyen de reproduire des images était de les dessiner, de les peindre ou de les graver, et où l’essence d’un atlas résidait dans ses planches, l’anatomiste désireux d’en publier dépendait d’un bon illustrateur. Ceci engendrait une relation professionnelle complexe entre artistes et rédacteurs d’atlas, relation où les parties mutuellement dépendantes devaient trouver et maintenir un équilibre fragile entre patronage et respect du professionnalisme de l’autre. Punt a repris cette information générale sur la relation artiste-auteur de la commande au dix-huitième siècle et a simplement supposé qu’elle s’appliquait également à Albinus et Wandelaar, ce qui n’est pas surprenant puisqu’il s’est principalement intéressé à Albinus. Cependant, cette relation entre Albinus et Wandelaar était plus atypique qu’on ne pourrait le supposer au premier regard.

Le fait est que, en ce qui concerne Wandelaar et Albinus, il n’existe que très peu de témoignages directs. Mises à part les remarques écrites par Albinus sur Wandelaar et son travail dans les introductions de ses atlas, nous ne possédons aucun récit écrit d’aucune des parties concernant leur relation.26 Si nous voulons la reconstruire afin d’obtenir de plus amples informations sur leurs idées respectives concernant l’Homo perfectus et la manière dont celles-ci les ont réciproquement influencés, nous allons devoir nous baser sur les maigres faits établis concernant leur vie privée et, surtout, sur leurs travaux collectifs et indépendants ainsi que sur les croquis, les épreuves et le résultat final de leur plus grand projet commun : les Tabulae sceleti et musculorum corporis humani.

La première partie des Tabulae n’a pas été publiée avant 1747, mais Wandelaar a commencé à dessiner des épreuves pour l’atlas à partir de 1726. Ce projet était bien évidemment important et demandait énormément de temps, notamment parce que l’idée précise que se faisait Albinus du résultat escompté nécessitait de nombreux repentirs des dessins précis et réalistes de Wandelaar. Albinus mit au point une méthode lui permettant de s’assurer que Wandelaar pourrait représenter correctement le moindre détail, tout en conservant la même perspective tout au long du processus de dessin. Il fallait utiliser un cadre muni d’un quadrillage en corde placé au-devant de l’objet à représenter, un viseur et du papier quadrillé. Sa méthode de projection de l’image s’inspirait des exemples de Dürer et de ses propres collègues, Willem Jacob s’Gravesande, professeur de mathématique à l’université de Leyde. Il est fort possible qu’Albinus et Wandelaar aient développé cette méthode ensemble, puisqu’ils désiraient tous deux dépeindre le corps humain parfait : Albinus recherchait un corps parfait d’un point de vue médical, présentant également une perfection morale et religieuse, tandis que Wandelaar visait à représenter un corps parfait selon les règles du dessin académique.27 Pour les détails et la représentation des os et muscles séparés, Wandelaar a réalisé des croquis aussi réalistes que possible. Albinus a ajouté des notes sur ces esquisses, indiquant le côté idéal d’un certain os ou d’une vertèbre, les tubérosités considérées comme des déformations et celles tenues pour parfaites et devant être utilisées des deux côtés. Wandelaar utilisait ensuite ses notes pour créer une version finale parfaitement symétrique, parfois en dessinant au crayon une parfaite moitié, puis en pliant le papier et en appuyant dessus pour obtenir par effet miroir l’image symétrique exacte. Bien qu’Albinus n’indique pas expressément le nombre de corps différents qu’il a utilisés pour composer l’Homo perfectus, il à dû y en avoir un certain nombre. En effet, si les os du squelette se conservaient facilement, les ligaments devaient être fréquemment humidifiés afin de leur garder leur forme originelle. En outre, les muscles parfaits prélevés sur différents corps ne s’ajustaient pas toujours exactement au squelette ; ce qui signifie que Wandelaar devait produire des formules et des grilles d’adaptation. Cette opération s’avère encore visible dans les premières esquisses réalisées pour adapter les muscles au squelette.28 Même si le fait d’être constamment corrigé par Albinus pouvait sembler frustrant à Wandelaar, nous devons nous souvenir qu’il s’agissait là d’une situation courante lors de collaborations entre artistes et commanditaires à l’époque et, Albinus étant décrit comme un homme aimable, il est plus que probable qu’il informait Wandelaar de ses intentions et de ses idées avant qu’il ne s’implique dans le projet. Wandelaar ne semble pas avoir eu beaucoup de raisons de se plaindre d’Albinus. Les notes qu’il a rédigées sur les croquis exposent principalement des idées bien définies mais sont explicatives et polies.29 Une de ces notes semble même indiquer qu’Albinus se soit reposé sur les connaissances en anatomie humaine de Wandelaar. Il écrit au crayon, à côté d’une petite ponction sur le crâne : « Ne devrait-il pas être dans l’autre sens ? » Ce à quoi lui répond Wandelaar : « Oui ».30

Esquisse pour la Tabulae Sceleti Et Musculorum Corporis Humani

Ceci semble indiquer qu’Albinus considérait Wandelaar comme un confrère plutôt que comme un instrument à son service.

En outre, les Tabulae n’étaient pas le seul projet sur lequel ont travaillé Wandelaar et Albinus pendant cette vingtaine d’années : Wandelaar devait donc sentir qu’Albinus appréciait son travail. Ils ont également publié le Historia musculorum hominis et ont réédité une version corrigée et largement illustrée des Planches d’Eustache. L’idée maîtresse de la littérature existante selon laquelle Albinus est un commanditaire agressif et dominant et Wandelaar un artiste méprisé, travaillant mécaniquement repose uniquement sur les suppositions de Punt. Celui-ci sous-entend qu’Albinus et Wandelaar ne s’appréciaient pas vraiment, ne fondant ses dires que sur le fait qu’il n’existe aucun portrait connu d’Albinus par Wandelaar, même si une autre source, plus ancienne, mentionne la crise de nerfs physique et mentale d’Albinus à la mort de Wandelaar en 1759.31 En outre, en nous basant sur leur longue collaboration, sur les remarques flatteuses d’Albinus concernant Wandelaar et le fait qu’ils ont pratiquement vécu ensemble la dernière année de leur vie, il semble douteux qu’ils ne s’entendaient pas. Il se peut également qu’Albinus n’ait jamais commandé de portrait de lui à Wandelaar ou qu’un portrait ait été réalisé et perdu au cours des deux cent cinquante dernières années.

En conclusion, Albinus et Wandelaar étaient deux perfectionnistes, ayant chacun sa conception de la manière de représenter parfaitement le corps humain parfait. Ils recherchaient conjointement l’Homo perfectus et se sont mutuellement influencés, alors que selon la plupart de leurs contemporains l’artiste n’est qu’un instrument pictural de l’anatomiste. Albinus, commençant son atlas comme il le concevait étant donné qu’il estimait celui de Vésale « trop pittoresque », fut tout de même persuadé par Wandelaar d’ajouter des éléments picturaux à l’arrière-plan des planches. Wandelaar, l’artiste académique classiciste, a dessiné pour Albinus ce qu’il voyait à travers les cadres que celui-ci lui avait confectionnés, modifiant ensuite son œuvre selon les recommandations d’Albinus, perpétuellement en quête de symétrie et de création d’une moyenne parfaite. Visiblement, leurs conceptions du corps humain parfait et de la manière dont il devait être représenté étaient complémentaires. Finalement, ils ont trouvé un moyen de collaborer et même de cohabiter, ce qui implique un respect mutuel pour le métier de chacun, et pour la vie de compagnonage. Étant donné que leur mode de vie était relativement inhabituel, il se peut qu’une romance se soit insinuée dans leur relation, même s’il ne s’agit là que d’une supposition non confirmée.

Quelle qu’ait pu être la nature exacte de leur relation, dans leur quête commune de perfection, Albinus et Wandelaar ont créé l’un des atlas anatomiques les plus impressionnants de leur époque. Une lecture attentive de la totalité de l’œuvre et de la correspondance d’Albinus peut éclairer encore davantage la conception de la perfection qui a dominé la relation professionnelle de Wandelaar et Albinus et leur quête commune de l’Homo perfectus.

Notes de bas de page numériques

1 . M. R. Johnson, p. 83-84.

2 . Tatarkiewicz, p.5-6.

3 . M. R. Johnson, p. 83-84, Tatarkiewicz, p.7, Aristote, Métaphysique, livre Delta, V, 16, 1021b12, traduction de Kirwan.

4 . Samuel Johnson, vol II p. 323: « Perfect: 1. Complete ; consummate ; finished ; neither defective nor redundant. 2. Fully informed, fully skilful. 3. Pure ; blameless ; clear ; immaculate. This is a sense chiefly theological. 4 Safe ; out of danger. Perfection : 1. The state of being perfect. 2. Something that concurs to produce supreme excellence. 3. Attribute of God. »

5 . Index supellectilis Anatomicae quam academiae batavae quae Leidae est legavit Vir Clarissimus Johannes Jacobus Rau, 1725, Elshout 1952, p.49-51.

6 . A Leyde, dans les collection du musée Anatomique et du musée Boerhaave se trouvent des préparations de Ruysch et Albinus. Voir aussi Elshout 1952, p.56-57.

7 . Punt, 1983, p. 12.

8 . Von Haller, p.93.

9 . Von Haller, p.99, Punt p. 13.

10 . Punt, 1983, p. 14.

11 . Pars Bibliothecae (…) Bernardus Siegfriedus Albinus 1771, p.10, no. 211.

12 . Punt, 1983 14-18.

13 . Knoeff, p. 126-128, 137.

14 . Otterspeer, 2002, p. 110, 114, Senguerdii, p.224, 351-354, 511, 528.

15 . Le Fanu, 1932, p.11-12

16 . Leibniz, iv (Dato Numero Complexiones Simpliciter Invenire)p. 43, vi (Principes de la Nature et de la Grâce, fondés en Raison) p. 603, Blumenfeld 382-383.

17 . Blumenfeld, p. 388. L’idée est assez commune et se trouve en particulier chez Boerhaave, Simplex Veri Sigilum.

18 . Leibniz, vii p. 87, Blumenfeld p. 395.  

19 . Leibniz, vi p. 115 (Première Partie des Essais de Justice de Dieu, et de la Liberté de l’Homme, dans l’Origine du Mal), Blumenfeld p. 399.

20 . Olmstead Tonelli, p.102.

21 . Huisman, 1991, p.8. Il peut sembler étrange que Boerhaave et Albinus choisissent de publier à nouveau un atlas anatomique datant de 1543, dont on savait de surcroît qu’il contenait des erreurs. Cependant même au dix-huitième siècle, l’atlas de Vésale restait un manuel très consulté aussi bien par les artistes que par les anatomistes. Boerhaave et Albinus ont peut-être choisi de le corriger et de le publier à nouveau en hommage à Vésale; ou encore que Borhaave, alors âgé de cinquante-cinq ans, ait estimé  que cette publication serait une entreprise plus efficace et fructueuse que de compiler eux-mêmes un atlas complet.

22 . Du Rieu, p. 267.

23 . Punt, p. 53, 68, Huisman p.16.

24  Knoeff, 2003, p. 193, De Lairesse, 1707, vol. 1, p.21 et 1713, p.57.

25 . Bolten, Van Tilborgh & Hoogenboom, Hopwood, 2007.

26 . Choulant, 1852, Albinus, 1737, p.3, 1747, praef. & 1754-1768, I praef. p8, VIII p.17, p.65.

27 . Huisman 1991 p.9-10, Punt 1983, p.18-23.

28 .Par exemple, BPL, 1802 -24. Punt décrit cette opération, p. 51

29 . BPL, 1843

30 . BPL 1843-5a

31 . Elshout, p. 55.

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Pour citer cet article

Marieke Heindrieksen, « Une recherche commune de l’Homo perfectus ? », paru dans Alliage, n°67 - Octobre 2010, Une recherche commune de l’Homo perfectus ?, mis en ligne le 18 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3306.

Auteurs

Marieke Heindrieksen

Doctorante à l’université de Leyde, aux Pays-Bas, dans le cadre du projet « Cultures of Collecting: The Leiden Anatomical Collections in Context » (www.culturesofcollecting.leiden.edu). Elle a étudié à l’université d’Utrecht et au Birkbeck College de Londres. Elle mène actuellement des recherches à partir des collections anatomiques sur l’évolution de la conception du corps parfait dans la ville de Leyde au dix-huitième siècle.