Alliage | n°67 - Octobre 2010 Perfection et perfectionnements du corps 

Sarah Carvallo et Jonathan Simon  : 

Introduction

p. 16-21

Plan

Texte intégral

1Les articles qui constituent ce volume d’Alliage posent le problème de la perfection du corps humain dans le monde contemporain. Traditionnellement, le corps humain valait comme sommet de la création, forme la plus parfaite des créatures. Que ce soit dans une perspective stoïcienne ou, ensuite, d’après l’exégèse biblique de la Genèse (I, 26), l’argument consistait à penser un dieu créateur qui dépose des degrés de perfection dans chacune de ses créatures. Chaque être se caractérisait ainsi par une plus ou moins grande perfection et l’ensemble des êtres s’organisait comme une échelle de degré de perfections ; de par la possession de la pensée, du langage et de la juste médiété de ses organes sensoriels, l’homme incarnait dans le monde le plus haut degré de perfection. En langage biblique, l’homme était « à l’image » de Dieu. Depuis Aristote jusqu’à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, trois critères garantissaient sa perfection : l’unité d’un tout où chaque partie contribue à la totalité, le fait d’atteindre ses fins propres, la rationalité qui relie chaque organe à une fonction. Pour soigner comme pour comprendre, le médecin et le philosophe mesuraient alors les corps vécus malades et souffrants à leur aune véritable : le corps originel et parfait.

2Ces critères métaphysiques ne sont plus pertinents aujourd’hui. Pourquoi ? Quelle représentation du corps oriente désormais nos pratiques et désirs ? Une conviction anime ce travail collectif : pour comprendre les critères de transformation des corps aujourd’hui, il convient d’éclairer les pratiques actuelles par une histoire sur le long terme, qui permet de repérer les continuités et ruptures conceptuelles. En prenant des cas et des contextes différents où nous transformons nos corps, il s’agit de voir que le terme perfection a profondément changé de sens.

3La mise en perspective historique éclaire en effet la définition qu’a reçue l’idée de perfection à l’époque moderne (Marieke Heindrieksen), repère la remise en question de cette idée (Dhombres, Goffette, Andrieu), et dégage les nouvelles tendances contemporaines des techniques et de la médecine (Queval, Gaille, Gazarian & Dumont, Andrieu). Même si le mot demeure présent aujourd’hui, nous pouvons en réalité constater la disparition d’un repérage du corps humain en termes de perfection. Il convient alors de critiquer les épouvantails rhétoriques qui visent à faire peur, comme si nous étions en quête d’une perfection impossible. Nous pouvons proposer quelques hypothèses pour expliquer cette disparition : le passage d’un ordre statique des êtres à une perspective évolutive, la perte de critères objectifs de ce que devrait être un corps humain parfait, la difficulté de penser les conséquences qu’ouvrent aujourd’hui les possibilités techniques. Bref, il s’agit de comprendre comment et pourquoi nous sommes passés d’une représentation du corps humain parfait qu’il faudrait restaurer (Antiquité - Modernité) à une représentation du corps à transformer sans idéal préconçu de ce que nous devrions être (xxe-xxie siècles). Trois articles (Dhombres, Andrieu, Goffette) soulignent à cet égard l’importance des dix-neuvième et vingtième siècles, marqués par deux événements majeurs d’ordre différent : la publication de l’Origine des espèces (1859) par Darwin et les politiques sanitaires exterminatoires mises en œuvre par le régime nazi.

L’héritage antique et moderne

4De l’Antiquité à l’âge Moderne (xviie-xviiie siècles), l’argument général de la perfection du corps humain repose sur sa création. Le corps humain n’est parfait que parce qu’il a été créé par un ou des dieux. Ce modèle suppose alors une hiérarchie organisée comme une grande chaîne des êtres, dont Lovejoy a dégagé les schèmes persistants entre l’Antiquité et la Renaissance dans son texte classique de 1936, The Great Chain of Being. Cette interprétation existe dans un contexte antique avant de trouver une nouvelle importance dans le contexte chrétien. Dès Cicéron (De natura deorum, 45 av. J.-C.), la représentation du corps parfait repose en effet sur une analogie entre l’homme et Dieu, fondée sur un rapport de causalité : Dieu est la cause de l’existence de l’homme, et comme toute cause, elle laisse une trace de son être dans sa créature. Or Dieu étant parfait, le corps humain doit l’être de façon analogique. Cicéron ancre cette justification de la perfection de l’homme vis-à-vis des autres créatures dans une perspective stoïcienne. Mais dans son contexte philosophique, elle prolonge aussi les études anatomiques de Galien sur la structure finalisée (kataskeuè) des organes.

5Or ce double héritage païen resurgit à la Renaissance dans un contexte chrétien. Dans le titre de son célèbre ouvrage De humani corporis fabrica,1 dans ses références et dans sa méthode, Vésale se réfère en effet à un corps parfait. Des chirurgiens, médecins ou anatomistes reprennent à leur compte la même référence. Chacun à sa manière, Ambroise Paré, Charles Estienne ou William Harvey assument l’idée d’un dieu créateur transposant analogiquement ses perfections dans le corps humain. Cette ontologie justifie alors que le médecin cherche à comprendre les corps humains concrets qu’il ausculte ou dissèque en fonction de ce corps idéal qu’il n’a jamais vu, mais qui incarne néanmoins la santé et la beauté de la première des créatures. Pour résumer, l’homme est parfait en ce qu’il participe à la perfection de la création voulue par Dieu à travers un certain nombre de perfections simples (vie, intelligence, puissance, beauté) ; son corps est parfait en ce qu’il participe à la vie, la beauté, la puissance qui sont éminemment en Dieu (qui n’a pas de corps, et se trouve au-dessus de tout genre). La fonction du médecin ou de l’artiste consiste alors à ressaisir cette perfection à son origine, avant qu’elle ne soit dénaturée, pour rapporter les corps concrets à leur véritable norme.

6C’est pourquoi, à la Renaissance ou à l’époque moderne, la médecine résonne tout particulièrement avec l’esthétique, et les peintres renaissants retrouvent encore l’héritage antique lorsqu’ils mettent au point l’art nouveau des portraits. Ainsi les peintres renaissants justifient-ils leurs techniques picturales par une anecdote antique qui illustre particulièrement la logique à l’œuvre en sculpture et peinture. Appelons en effet Hélène la plus belle des femmes, et Zeuxis le meilleur des peintres, qui représentait si bien les raisins que les oiseaux venaient les picorer. Pour peindre Hélène, Zeuxis dut choisir les cinq plus belles femmes, et à partir de leurs perfections respectives, construire la plus belle des femmes, qui n’existe pas, n’a jamais existé ni n’existera jamais.2

Illustration : Zeuxis et les femmes de Crotone

gravure dans Joachim von Sandrart,

Academia nobilissimæ artis pictiriræ, Nuremberg, 1683

7À son tour, le plus beau des visages, celui qui a la faveur d’être peint, résulte de la sélection des beaux visages, lesquels seront recomposés par l’imagination de l’artiste renaissant. La beauté parfaite a donc bien un sens, même si celui-ci s’avère purement idéal. Face à ce procédé, certains artistes du Quattrocento soulèvent certes des difficultés : Raphaël s’interroge sur les critères de sélection et remarque qu’il faut au préalable disposer d’une idée de la beauté ; Michel-Ange et le Bernin critiquent le procédé de Zeuxis, qui risque de mener à un patchwork de fragments corporels sans produire l’unité intrinsèque d’un organisme. Pour ces artistes, le portrait doit plutôt créer l’illusion de la présence réelle de la personne, comme reflétée dans un miroir. La perfection de la peinture ne tient pas tant alors à la perfection de ce qui est représenté, qu’à sa manière de représenter selon le vrai et le naturel.

8Malgré ces questionnements, l’idée d’un corps parfait demeure un topos commun à la médecine et aux beaux-arts. Ainsi Léonard produit l’image sans doute la plus célèbre de la perfection du corps. Or il réfère ce dessin explicitement à Vitruve (Ier siècle av. J.-C.), qui cherchait justement à repérer la structure parfaite du corps humain pour l’appliquer à ses projets architecturaux et picturaux.

Illustration : L’homme de Vitruve

de Leonardo da Vinci, Galleria dell’Accademia, Venice (1485-90)

9En effet, Vinci détermine la représentation de l’homme à partir des proportions données par Vitruve dans ses ouvrages sur l’architecture. Au début du troisième livre, Vitruve donne les proportions de ce qu’il appelle un corps humain bien constitué.3 Il présente ces proportions comme modèle de proportions idéales pour l’architecture, notamment la construction des temples. L’homme comme sommet de la création justifie le parallélisme entre le temple de l’âme et le temple qui doit abriter les dieux.

10Dans son article, Marieke Heindriksen étudie la permanence de ce schème de perfection opérant simultanément en anatomie et en esthétique au dix-huitième siècle encore. Le compagnonnage entre Albinus et Wandelaar se justifie en effet par la même quête de perfection. L’anatomiste cherche à saisir le corps parfait, qu’il ne disséquera jamais mais qui constitue néanmoins la norme pour comprendre la santé. Le graveur dessine un corps qui n’est pas le cadavre disséqué afin de présenter cet idéal esthétique et organique.

Le tournant post-darwinien

11Cependant, Bernard Andrieu souligne avec justesse la rupture darwinienne qui s’est opérée dans les sciences du vingtième siècle. Dans son Origine des espèces, Darwin présente la première explication scientifique de l’origine des êtres vivants dans leur diversité et leur perfection respective, Homo sapiens y compris. Cette perfection ne fait appel ni à un être divin ni à une impulsion naturelle. En effet, la sélection naturelle offre une explication par le bas, avec la lutte pour la survie agissant sur les variations que donne la nature afin d’expliquer l’adaptation de chaque espèce à son environnement. Dans cette vision, il n’y a pas de place pour la perfection ; les être vivants sont les descendants des individus les plus avantagés dans la lutte pour l’existence. Pour les biologistes, l’évolution par la sélection naturelle remet en cause une notion statique et hiérarchisée de perfection des organismes. Emmanuel Dhombres analyse les difficultés déjà éprouvées par Lamarck pour maintenir et sauver l’idée de perfection. Il montre que la nouvelle critériologie mise en place par Milne Edwards correspond désormais à de nouveaux concepts, notamment celui de division du travail, qui ne réfère plus à un ordre fixe et transcendant. Sans doute la perte d’un référent hiérarchique stable va-t-elle de pair avec la sécularisation des sociétés occidentales et se répercute dans les sciences et les pratiques.

12Dans le domaine du sport, Isabelle Queval décrit l’évolution de l’idée et des pratiques sportives. Aujourd’hui, la recherche de la performance ne repose pas sur un idéal à atteindre, mais sur l’expérimentation permanente de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques. L’hybridation des corps sportifs ne vise pas à produire un corps parfait mais à explorer les possibilités. Le corps humain n’est pas donné, mais se transforme sans cesse, comme le navire de Thésée. Il n’y a pas de corps originel ni de corps final parfait, mais un modelage perpétuel de nos capacités, que révèle tout particulièrement la « surnature » du sportif d’élite.

13Dans le domaine de la médecine, Martin Dumont et Aram Gazarian analysent les techniques actuelles d’allogreffe. Les projets d’allogreffe en cours n’expriment pas la volonté de perfectionner le corps humain à tout prix, ni l’illusion d’une toute-puissance médicale. Ils s’intègrent à un équilibre complexe et mouvant dû aux possibilités techniques de la chirurgie et de la médecine contemporaines. Pouvoir greffer une main, un visage, un membre suscite nécessairement la production de nouveaux corps, qui ne revendiquent pourtant plus la perfection comme justification. Pour sa part, Marie Gaille dénonce le lieu commun qui voudrait que les parents d’aujourd’hui recherchent l’enfant parfait rendu possible grâce au diagnostic anténatal. À partir des critiques souvent émises à l’égard de l’interruption médicale de grossesse, elle met au jour les arguments réellement invoqués par les parents. Il faut alors distinguer l’enfant normal d’un prétendu enfant parfait. Invoquer la recherche d’un enfant parfait s’avère sans doute un mauvais procès, dont il faudrait expliciter les implicites religieux et moraux, souvent incompatibles avec les fondements démocratiques de nos sociétés. En revanche, étudier les critères de normalité peut constituer une piste pour la philosophie de la médecine, dans la mesure où elle doit conjuguer les dimensions personnelles et sociales de nos pratiques médicales et les valeurs régissant à la fois la politique, le droit et les techniques telles qu’elles s’incarnent dans nos corps.

14Dans le domaine social et philosophique, Jérôme Goffette propose de nommer cette exploration des corps possibles « anthropotechnie ». En traçant l’histoire de ce terme, il montre comment l’anthropotechnie se dégage progressivement des idéaux de perfection liés particulièrement à l’eugénisme, pour désigner les multiples transformations contemporaines du corps humain. Pour sa part, Bernard Andrieu dégage les spécificités de ces multiples alliages contemporains entre corps humain et techniques, médicaments, nourriture, prothèses. Il nomme hybridation le processus à l’œuvre, qui ne vise pas tant un objectif prédéterminé à atteindre qu’une exploration tous azimuts des capacités corporelles.

15Nul ne sait ce que peut le corps, disait Spinoza. Médecine, esthétique, sport, robotique, agroalimentaire, pharmaceutique contemporains explorent justement ces territoires inconnus des capacités corporelles. Surnature, anthropotechnie, hybridation constituent les nouveaux schèmes à l’œuvre, une fois que l’idée de perfection a perdu ses fondements ontologiques et philosophiques.

16Et pourtant, les concepts de perfection ou perfectionnement se trouvent aujourd’hui sans cesse mobilisés et appliqués aux corps. Les publicités pour les régimes, alicaments, interventions chirurgicales ou clubs de fitness présentent des critères qui se voudraient consensuels pour incarner un corps meilleur. Au moment où nous pouvons diagnostiquer le refus du critère de perfection pour transformer le corps humain, celui-ci resurgit sans cesse sur la scène. Ce décalage permet de rappeler l’urgence des sciences humaines et sociales : au lieu de faire peur ou de faire envie, il s’agit surtout de comprendre les véritables enjeux contemporains qui sous-tendent nos pratiques corporelles.

Notes de bas de page numériques

1 . Vésale, De humani corporis fabrica, facsimilé, Turin, N. Aragno editore, Paris, Belles Lettres, 2001. Sur ce point, voir Jackie Pigeaud, Préface, De humani corporis fabrica, 2001 ; Jackie Pigeaud, « Formes et normes dans le De Fabrica deVésale », Le corps à la Renaissance, Jean Céard, J.C. Margolin, MM. Fontaine, éd., Paris, 1990, pp. 399-421.

2 . Édouard Pommier, Théories du portrait, De la Renaissance aux Lumières, Gallimard, 1999.

3 . Marcus Vitruvius Pollio (Vitruve), Architecture ou Art de bien bâtir, traduction Ian Martin, Paris, Gazeau, 1547, Livre III, chapitre 1.

Pour citer cet article

Sarah Carvallo et Jonathan Simon , « Introduction », paru dans Alliage, n°67 - Octobre 2010, Introduction, mis en ligne le 18 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3303.


Auteurs

Sarah Carvallo

Maître de conférences en philosophie à l’École centrale de Lyon, et membre du laboratoire LEPS (EA 4148), travaille principalement sur les représentations du corps et la constitution de la médecine moderne au XVIIe et XVIIIe siècles. Ses dernières publications : « Leibniz vs. Stahl: A Controversy Well Beyond Medicine and Chemistry », in Controversies, M. Dascal ed. (John Benjamins, Amsterdam/Philadelphia, 2010) ; « Ageing in the Seventeenth and Eighteenth Centuries », Science in Context 23, 267-288, 2010 ; « Guérir : devenir soi ou devenir autre ? », Annales de chirurgie plastique esthétique 55, 287-296, 2010.

Jonathan Simon

Maître de conférences en histoire et philosophie des sciences à l’université Lyon-1 et membre du laboratoire LEPS (EA 4148). Il travaille sur l’histoire de la pharmacie, de la chimie, et de l’anatomie au XVIIe siècle. Il est l’auteur de Chemistry, Pharmacy and Revolution in France, 1777-1809 (Ashgate, 2005), co-auteur avec Bernadette Bensaude-Vincent de Chemistry, The Impure Science (Imperial College Press, 2008), et vient de co-diriger un ouvrage en histoire de la pharmacie avec Christoph Gradmann, Evaluating and Standardizing Therapeutic Agents, 1890-1950 (Palgrave-Macmillan, 2010).