Alliage | n°68 - Mai 2011 Varia (dossier sur la Séduction) |  Dossier sur la séduction 

Paul Rasse  : 

Séduction, Séduction,

p. 75-78

Texte intégral

1Le monde est devenu liquide, maelstrom de circulation accélérée des êtres et des choses par les réseaux de transport aériens, maritimes, ferroviaires, métropolitains, routiers, câblés, satellitaires, virtuels. L’homme postmoderne n’en finit plus de courir après le temps qui s’enfuit, glisse entre ses doigts crépitant sur les claviers d’ordinateur et les joysticks des consoles de jeux. Anxieux à l’idée de ne pouvoir saisir les innombrables sollicitations qui s’accumulent dans les boîtes à lettres électroniques et sur les écrans scintillant à l’infini dans les nuits solitaires de son existence. Confronté qu’il est à la diversité des mondes possibles, réels ou virtuels qui brassent et re-brassent cultures et identités, toujours à filer d’un univers à l’autre, même quand il reste immobile devant sa télévision, son ordinateur, ou son projecteur vidéo… L’homme à l’identité incertaine est habité par le sentiment de sa fragilité, trop petit face aux prodiges des technologies qui le relient aux autres, inquiet de la perte du lien social distendu par ses voyages incessants, absent, absorbé, seul… de plus en plus seul en dépit des efforts de la société pour le rassurer, le protéger, le prémunir contre les risques et les accidents de la vie.

2Dans ce contexte, la séduction, hypertrophiée, forcément hypertrophiée, est devenue l’ultime ressource pour tenter de freiner le mouvement, d’appeler l’attention. Fulgurante, immédiate, elle doit se donner à voir dans les éclairs de perception que l’homme pressé accorde à son environnement toujours en recomposition, lors de son glissement furtif parmi les passagers d’un aéroport ou d’une gare, au comptoir ou à la terrasse d’un café, dans la foule anonyme d’un centre commercial ou d’une rue piétonne. Flasher des êtres, des lieux, des offres commerciales qu’il n’aura de toute façon jamais le temps de connaître et d’approfondir, attiré qu’il est toujours vers d’autres figures siréniques, par d’autres univers réels ou virtuels, toujours plus séduisants.

3Autrefois, dans la société traditionnelle, immobile, la séduction n’était qu’exceptionnelle, car chacun connaissait irrémédiablement son voisin et son environnement. Chacun savait qui il était vraiment, et au-delà des artifices, le lisait dans le regard des autres avec lesquels il vivait depuis toujours, de génération en génération, dans un univers immuable. Même à l’extérieur, ouvrier, paysan ou artisan empêtré par sa dignité et ses beaux habits du dimanche, bourgeois en représentation, ou notable habillé et habité par son statut, l’individu n’exprimait jamais que ce qu’il était vraiment. La communauté l’entourait, plus ou moins élargie, tolérante ou oppressante, mais toujours rassurante par sa permanence, chaleureuse et solidaire à l’occasion des fêtes comme des drames.

4La société post-moderne est confrontée à un paradoxe indépassable. Pour que tout et tous circulent, partout, dans tous les univers, il faut lisser, normaliser, unifier. L’homme est modelé par une culture de plus en plus unidimensionnelle, formaté par des programmes scolaires, modes de vie, technologies, valeurs, canons esthétiques mondialisés servis à profusion par les industries de masse. Les objets qu’il consomme, les espaces qu’il traversent, et parfois qu’ils habitent sont eux aussi progressivement standardisés et tendent à l’uniformisation.. Mais alors que le fond est de plus en plus semblable, il devient indispensable de se distinguer par la forme, d’afficher des différences, ne serait-ce que pour attirer et retenir le regard. Il faut travailler les looks, ré-enchanter les lieux et les univers virtuels. Les caractéristiques ne s’établissent plus qu’à la marge, pour attirer le consommateur, retenir le voyageur, exciter le voyeur, enchanter le téléspectateur, surprendre l’internaute, voire éblouir un partenaire potentiel. Il faut créer des ambiances exotiques, multiplier les allusions sensuelles, inventer des aventures, frapper fort, et surtout renouveler en permanence ses dispositifs de séduction, tant l’attention est labile, les sollicitations nombreuses, et la facilité de zapper tentante. Alors, que s’accroît la possibilité de glisser vers d’autres univers, de nouer des relations nouvelles, si superficielles soient-elles, grandit dans chacun l’angoisse d’être à son tour délaissé, obsolète… avec pour effet la contrainte de devoir rester séduisant, de se relooker sans cesse, comme on le fait des lieux et des objets.

5Et l'homme continue de glisser. Le liquide amniotique de la communauté qui le faisait être, seulement être, s’est transformé en lubrifiant, qui imprègne les réseaux. Il est maintenant toujours de passage. Il était au milieu des siens et le temps s’arrêtait. L’interminable lignée des ancêtres dont il n’était qu’un maillon, donnait du sens à son existence et le prolongerait bien après sa mort, alors qu’il doit maintenant se réaliser dans l’étincelle de temps que représente sa vie. Tout est encore possible, mais il est si seul, alpha et oméga de lui même, et tellement sollicité, insatiable, addict, fasciné et frustré par la consommation de signes apparents, obligé de multiplier les rencontres de plus en plus virtuelles et de moins en moins satisfaisantes, frustré par la superficialité des échanges, le factice des êtres, des objets et des situations, séduit et déçu… déçu et séduit…

Pour citer cet article

Paul Rasse, « Séduction, Séduction, », paru dans Alliage, n°68 - Mai 2011, Dossier sur la séduction, Séduction, Séduction,, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3300.


Auteurs

Paul Rasse

Professeur à l’université de Nice Sophia-Antipolis, directeur du laboratoire des sciences de l’information et de la communication I3M, et directeur du master Médiation et ingénierie culturelle. Il a publié une dizaine de livres et de nombreux articles scientifiques dans le domaine de l’anthropologie de la communication et dernièrement : La mondialisation de la communication (sous la dir. de, coll. Les Essentiels d’Hermès, CNRS éditions, 2010), La rencontre des mondes, Diversité culturelle et communication (Armand Colin, 2006).