Alliage | n°68 - Mai 2011 Varia (dossier sur la Séduction) 

Laurence M. Krauss  : 

Un aller simple pour Mars

p. 90-92

Plan

Texte intégral

1Maintenant que s’est apaisé le battage médiatique autour du quarantième anniversaire de l’arrivée sur la Lune, il nous faut accepter une sombre réalité : si nous voulons renvoyer des humains sur notre satellite, cela nous coûtera sans doute plus de cent cinquante milliards de dollars. Et pour atteindre Mars, si même c’est possible, cette somme sera doublée, voire quadruplée. Il devient de plus en plus évident qu’aller sur la Lune ou sur Mars lors de la prochaine décennie ne se pourra qu’avec un budget bien plus important que celui alloué jusqu’à maintenant. Cela en vaut-il la peine ?

2L’obstacle le plus sérieux au voyage humain vers Mars ne semble pas dû à des technologies complexes de lancement, propulsion, guidage ou atterrissage, mais à quelque chose de bien plus banal : le rayonnement cosmique du Soleil. La nécessité absolue de protéger les astronautes contre une dose mortelle de rayons solaires au cours d’un aller-retour pour Mars exigerait un vaisseau spatial si lourd que la quantité de fioul indispensable serait prohibitive.

Pourquoi revenir de Mars ?

3Mais nous devons alors nous poser cette question épineuse : faut-il ramener sur la Terre les astronautes arrivés sur Mars ? Une réponse négative permettrait de régler le problème en diminuant et le coût et les exigences techniques de la mission. Certes, l’idée d’expédier des astronautes au loin sans espoir de retour est-elle choquante de prime abord, mais un projet d’allers simples dans l’espace a des racines aussi bien historiques que pratiques. Les colons et les pèlerins qui s’embarquaient pour le Nouveau Monde prévoyaient rarement un voyage de retour, en général parce que les endroits qu’ils abandonnaient leur étaient devenus insupportables. Or, d’ici un siècle ou deux, nous aurons transformé toute notre planète en un lieu que la plupart des gens seront trop heureux de quitter.

4D’ailleurs, l’une des raisons parfois avancées pour expédier des humains dans l’espace est que nous devons nous éloigner de la Terre si nous souhaitons accroître les chances qu’aurait notre espèce de survivre au cas où notre planète connaîtrait une catastrophe. Il faut en conséquence que certains s’en aillent et ne reviennent pas.

5Il existe d’autres raisons plus urgentes et pragmatiques d’envisager des explorations humaines dans l’espace sans retour. D’abord, l’argent. Une bonne partie du prix d’un voyage pour Mars servirait au retour. Si le fioul nécessaire est transporté par le vaisseau spatial, le volume de celui-ci en sera grandement augmenté, ce qui exigera plus de fioul encore. Le président de la Société pour Mars, Robert Zubrin, a proposé une solution possible : deux vaisseaux expédiés séparément. Le premier serait envoyé inhabité et, à son arrivée, il combinerait l’hydrogène transporté  son bord avec le gaz carbonique de l’atmosphère martienne pour fabriquer le fioul nécessaire au retour ; le deuxième amènerait les astronautes puis serait laissé sur place. Mais s’il y a découplage de l’arrivée et du retour, on peut se demander en quoi le voyage de retour est vraiment nécessaire.

6Assurément, si l’on envoie des astronautes parce qu’ils sont capables d’effectuer des expériences scientifiques mieux que des robots (ce qui me laisse très sceptique et m’incite à refuser que nous prenions prétexte de la science pour justifier l’exploration spatiale humaine), alors, plus longtemps ils resteraient sur Mars et plus nombreuses seraient les expériences menées à bien.

7En outre, si le problème du rayonnement cosmique ne peut être résolu de manière adéquate, la longévité des astronautes qui entreprendront un aller-retour vers Mars sera de toute façon gravement compromise. Si cruel que cela paraisse, mieux vaudra pour eux vivre et travailler le reste de leurs jours sur Mars, plutôt que de retourner mourir chez eux.

Volontaires pour un aller simple

8Il peut sembler irréaliste de suggérer que des astronautes pourraient souhaiter partir sans espoir de retour, mais voici les résultats de plusieurs enquêtes officieuses que divers collègues et moi-même avons menées récemment. L’un de mes pairs en Arizona vient d’accompagner un groupe de scientifiques et d’ingénieurs du Jet Propulsion Laboratory lors d’une tournée géologique. Il en a profité pour demander combien d’entre eux seraient disposés à partir en aller simple dans l’espace : tous sans exception levèrent la main. L’attrait du voyage spatial demeure enivrant pour une génération nourrie de Star Trek et Star Wars.

9Nous pourrions limiter de tels voyages aux astronautes les plus anciens dont l’espérance de vie est moindre. Là encore, j’ai trouvé un nombre important de scientifiques ayant dépassé soixante-cinq ans prêts à passer le restant de leurs jours sur la planète rouge ou ailleurs. Assurément, il faudrait prévoir des ennuis de santé supplémentaires en ce qui les concerne, mais le personnel et les équipements médicaux appropriés coûteraient sans doute moins que l’organisation d’une mission aller-retour. Procurer nourriture et matériel à ces vaisseaux pionniers — en même temps que l’outillage nécessaire pour fabriquer ce dont ils auront besoin, quel que soit le temps à passer sur le planète rouge — sera probablement moins cher qu’un voyage de retour. Évidemment, comme dans la proposition de Zubrin, un vaisseau spatial inhabité pourra leur fournir les produits essentiels.

10Mais la principale pierre d’achoppement aux perspectives d’allers simples dans l’espace est sans doute politique. Il est peu probable que la nasa et le Congrès se lancent dans une entreprise qui pourrait sembler signer l’arrêt de mort des astronautes.

11Néanmoins, les voyages dans l’espace des humains sont tellement chers et si dangereux que nous aurons besoin de solutions originales, voire extrêmes, si nous voulons réellement étendre la portée de la civilisation humaine au-delà de notre planète. Partir hardiment là où nul n’est encore allé auparavant n’exige pas le retour chez soi.

Pour citer cet article

Laurence M. Krauss, « Un aller simple pour Mars », paru dans Alliage, n°68 - Mai 2011, Un aller simple pour Mars, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3285.


Auteurs

Laurence M. Krauss

Physicien américano-canadien, professeur de physique, fondateur de la School of Earth and Space Exploration, et directeur du Origins Project à l'Arizona State University. Auteur de livres à succès, dont The Physics of Star Trek et A Universe from Nothing, il est un ardent défenseur du scepticisme rationnel, des sciences de l'éducation, et des sciences de la morale.