Alliage | n°68 - Mai 2011 Varia (dossier sur la Séduction) 

Xavier Lambert  : 

Les promesses du chaos

p. 79-89

Plan

Texte intégral

1Si nous prenons le sens premier de chaos, il renvoie à la fois à l’idée de vide et de désordre avant la création. Cette acception est évidemment connotée religieusement, mais elle nous intéresse, au pied de la lettre, dans son articulation à la question du procès de la création artistique. Nous verrons comment, d’une part, elle peut fournir les éléments d’une tentative de modélisation de ce procès, et d’autre part, comment son évolution, au regard de la science contemporaine, trouve un écho dans les pratiques artistiques actuelles et comment elle permet de faire émerger de nouveaux paradigmes quant au procès même de la création.

2Dans la mythologie grecque, Chaos est à l’origine de tout. C’est la première des divinités de la théogonie, à la fois béance et puissance du tout à venir. Chaos, c’est l’indifférenciation de la puissance, tout existe virtuellement mais dans l’informe de sa non-réalisation. De Chaos, vont successivement émerger Gaïa (la Terre), Éros (le Désir), le Tartare (les Enfers), Érèbe (les ténèbres des Enfers), et Nyx (la Nuit). Il faut observer que ces divinités n’ont pas été engendrées, ni même générées par scissiparité, comme le seront par la suite nombre de divinités. Elles émergent, tout simplement, par une sorte de poussée spontanée. N’étant pas engendrées, elles n’ont pas d’histoire, pas de chronologie, elles persistent dans l’indifférenciation de Chaos. Elles n’en sont même pas à proprement parler une formalisation, puisque elles-mêmes ne sont porteuses que de devenir, de non-actualité. Gaïa, c’est la Terre, mais ce n’est pas Déméter, qui donne vie et qui nourrit. C’est la Terre sans vie, sans la temporalité de la vie ou de la matière en tant que processus. Éros, c’est par définition ce qui n’est pas accompli. Le Tartare et Érèbe sont les lieux où plus rien n’a ni forme ni actualité. Et enfin, Nyx est par excellence le lieu, le temps, de l’indiscernable.

3Nous sommes certes dans les marges du chaos, nous ne sommes plus dans l’indifférenciation radicale puisque, avec l’émergence de ces divinités, apparaît une certaine forme d’organisation, de répartition, peut-être plutôt, de localisation, peut-être encore davantage, si l’on accepte cette localisation, paradoxalement, sans relation topologique. Incontestablement, Gaïa constitue le socle fondamental sur lequel va s’édifier le monde. Il faudra cependant attendre que Gaïa accouche d’Ouranos pour que se mette en place une espèce d’espace primitif, clos sur lui-même, où rien n’existe véritablement, puisque les Titans et autres divinités qui naîtront de l’union entre Gaïa et Ouranos seront confinés au profond de la terre. Il faudra que Chronos émascule son géniteur pour créer la séparation entre Ouranos et Gaïa, qui permettra par-là même à l’espace de prendre sens, dans les deux acceptions du terme, à la fois orientation et signification, par l’introduction du temps, de la temporalité qui se construit dans la succession d ‘évènements. Chronos, c’est le temps qui passe, et c’est bien la raison pour laquelle, d’ailleurs, il mange ses enfants, car tout phénomène, en s’inscrivant sur l’échelle du temps, inscrit par-là même sa finitude.

4Ce qui est intéressant à noter, au passage, c’est que par cet acte de dissociation de la terre et du ciel, Chronos donne en même temps naissance à la beauté, puisque du sperme émis grâce à l’acte de castration naît Aphrodite.

5Si cette figure de la création nous intéresse, c’est qu’elle nous semble renvoyer, d’une certaine façon, aux processus de la création, artistique en particulier. Le processus de création consiste, selon nous, dans un premier temps, à donner forme à ce qui n’en a pas. Le Robert définit le verbe créer de la façon suivante :

« 1° Rel. Donner l’être, l’existence, la vie ; tirer du néant. . 2° Faire, réaliser (qqch qui n ‘existait pas encore). »1

6 On voit bien, dans cette définition, deux axes majeurs de ce qui définit les enjeux de la création artistique. Nous reviendrons plus tard sur la première définition, mais il est en tout cas acquis par la deuxième que créer c’est faire ou réaliser quelque chose qui n’existait pas encore. Il y a donc, dans le processus de création, artistique en particulier, l’idée d’opérations, mentales notamment, qui visent à faire émerger, « tirer du néant » pour reprendre la première définition, une proposition de représentation donnant forme à quelque chose qui n’existait pas et qui advient par cet acte même. Une première question se pose alors, si nous concevons le néant, ainsi que le fait Bergson, comme l’absence de tout, est-il possible alors, du point de vue de notre stricte condition humaine, de faire émerger quelque chose à partir de l’absence de tout ? Si le néant est effectivement l’absence de tout, cela signifie qu’il ne contient, même pas en puissance, rien qui puisse donner lieu à une émergence. Dieu, sans doute, le peut, puisqu’il est Tout. En tant que Tout, il est donc, aussi, le néant et, en tant qu’entité holistique, qui n’est définie par aucune relation spatiale ni temporelle, il est à la fois le néant et le non-néant. Mais l’être humain, du fait de sa nature contingente, de son inscription dans l’espace et dans le temps, n’a pas cette capacité.

7Nous savons, en particulier, que l’être humain n’est en capacité de créer qu’à partir d’un répertoire défini par sa culture et son histoire. Les images, les concepts qu’il crée nécessitent un substrat généalogique sans lequel cette création n’est pas possible. Nous laisserons donc de côté la question du néant, en tout cas dans son acception bergsonienne. Se pose alors une autre question, compte tenu de la réalité et de la prégnance de ce substrat, comment peut-il y avoir malgré tout processus de création, puisque processus de création il y a, et que ce processus est indubitablement une caractéristique de l’humain, en tout cas dans sa dimension artistique ?

La création en tant que processus

8Nous poserons d’abord comme hypothèse que la création artistique n’est qu’une forme singulière des processus de création en général. Nous définirons alors la création comme étant une réponse inédite à un problème, à l’échelle de l’individu, au moins dans un premier temps. L’éthologie nous informe que les grands primates, avec lesquels nous rappelons que nous partageons quelque quatre-vingt-dix-huit pour cent du patrimoine génétique, ont la capacité d’utiliser des outils. Concrètement, cela signifie, par exemple, que moi, chimpanzé, qui me trouve devant un régime de bananes inaccessible parce que situé trop haut ou sur une branche trop fine, je vais devoir trouver une solution pour cueillir quand même ces bananes qui ont l’air si savoureuses, si je ne veux pas faire comme le renard de la fable et les trouver trop vertes. Je vais donc me saisir d’un bâton, suffisamment long, mais pas trop, suffisamment solide, mais pas trop lourd, pour que je puisse prolonger efficacement mon corps afin de faire tomber les bananes convoitées.

9L’opération semble assez simple, au premier abord, mais elle suppose une série d’opérations mentales relativement complexes. Il faut d’abord que je prenne conscience de l’inaccessibilité de ces bananes par les simples moyens de mon organisme. Je dois ensuite faire la relation avec le bâton et sa capacité à prolonger mon organisme. Cela n’est pas si évident, car des bouts de bois, j’en vois tous les jours sans pour autant qu’ils aient valeur de bâton, c’est-à-dire d’outil, en fait. Cela signifie donc que je considère ce bout de bois sous un jour nouveau, c’est-à-dire que je construis une série d’images mentales me permettant d’établir la relation entre un bout de bois, les fruits que je veux cueillir, et le fait que ce bout de bois, en prolongeant mon geste, me permettra d’atteindre les bananes. Si j’ai pu effectuer ce cheminement, c’est que j’ai d’abord modélisé le processus par une représentation mentale avec les relations causales qu’elle suppose. Nous retrouvons ici la description par Schaeffer de ce processus :

« Représentation mentale, la perception n’est autre que la virtualisation d’une actualité — la structure perceptuelle de l’objet tient lieu de l’objet actuel. Tout événement qui résulte d’une causalité intentionnelle — c’est-à-dire de la représentation mentale de ce qu’il doit être — est l’actualisation d’une virtualité, en l’occurrence une représentation mentale volitionnelle. »2

10Schaeffer montre bien l’articulation dialectique qui s’effectue dans le processus entre la représentation mentale des évènements pertinents et leur actualisation par l’effectuation.

11Nous avons pris délibérément l’exemple du chimpanzé car nous savons qu’il n’y a pas de transmission généalogique de l’expérience chez les primates. Cela signifie que l’apprentissage se fait au niveau de l’expérience de chaque individu et que chaque autre individu doit à son tour la refaire par lui-même. En revanche, elle reste acquise pour un même individu. Mais cela signifie aussi que l’individu, au fil de son expérience, s’est construit une image du monde qui va lui permettre chaque fois d’être un peu plus en symbiose avec lui. Et dans cette image du monde, il y a les bananes et les bouts de bois. Là où il y a acte de création, c’est dans le fait que pour la première fois, en tant que chimpanzé, j’ai mis en relation ces deux éléments dans le cadre d’une démarche volitionnelle. Pour cela, il a fallu que j’effectue une opération computationnelle qui m’a permis, par un travail combinatoire, de mettre en œuvre toutes les associations possibles à partir des connaissances acquises, jusqu’à trouver la combinaison inédite qui s’avère, dans les circonstances, la mieux adaptée parce que la plus économique du point de vue des processus qu’elle met en œuvre.

12Nous pouvons tirer un premier constat de ces informations, la création, en tant que processus, ne se fait pas ex nihilo. Ce qui est valable pour le chimpanzé l’est a fortiori pour l’être humain, être culturel par excellence. La différence n’est pas dans le processus lui-même, mais dans le niveau de complexité que l’être humain est capable d’appréhender. La biologie contemporaine nous enseigne que le vivant se caractérise par une tendance à la complexité croissante. D’un point de vue strictement biologique, on le voit bien avec le développement de l’embryon qui, d’une simple cellule à l’origine, devient la créature extrêmement complexe que nous sommes. Du point de vue de l’évolution des espèces, le schéma est le même. Depuis les premières molécules, le vivant n’a cessé de se complexifier dans un rapport dialectique à son milieu. Et dans l’état actuel des choses, l’être humain est la machine biologique la plus élaborée de tout le règne du vivant, parce qu’il a atteint un niveau de complexité tel qu’il a développé des modes de fonctionnement qui ne sont plus d’ordre uniquement biologiques, mais « spirituels », pour reprendre la formule de François Dagognet lorsqu’il dit :

« La vie n’a pas cessé de se dialectiser L’évolution a pris un nouveau chemin qui est spirituel, et qui n’est plus biologique. »3

13Ce qui différencie fondamentalement l’être humain du chimpanzé, est que le niveau de complexité qu’il a atteint lui permet de construire à la fois des images mentales très complexes, et des concepts à partir de ces images mentales. Mais nous devons accepter aussi que, quel que soit le niveau de raffinement qu’il a pu atteindre, l’être humain n’est jamais qu’un élément parmi les autres du processus global de la complexité du vivant. Nous admettrons donc que les processus de création chez l’être humain ressortissent aux mêmes schémas que ceux des chimpanzés, dont nous rappelons qu’ils ne sont cités ici que comme exemples, mais que le développement de la spiritualité lui a permis d’élaborer des images mentales plus raffinées, notamment dans la capacité d ‘abstraction dont elles peuvent témoigner, que celles du chimpanzé.

14Ces images mentales s’appuient sur une, des, représentations du monde, acquises par transmission ou par expérience, l’une n’excluant évidemment pas l’autre, l’une et l’autre s’alimentant mutuellement dans un rapport dialectique. Dans le processus de création, donc, l’être humain, confronté à une situation problématique, va, tout comme le chimpanzé, puiser dans son substrat cognitif pour trouver la solution la mieux adaptée à cette situation. Mais si le problème n’a pas de solution existant déjà dans ce substrat, il va devoir créer des connexions inédites à partir des éléments de celui-ci, pour tenter de trouver la bonne solution. C’est ce que nous explique Alain Berthoz :

« Les propriétés les plus raffinées de la pensée et de la sensibilité humaines sont des processus dynamiques, des relations sans cesse changeantes et adaptatives entre le cerveau, le corps et l’environnement. Pensée et sensibilité ne sont rien d’autre que des états d’activation cérébrale induits par certaines relations entre le monde, le corps, le cerveau hormonal et neural et sa mémoire de millénaires d’acquis culturels. »4

15Les situations problématiques, elles non plus, ne naissent pas de rien. Elles s’énoncent à partir du réel. Elles sont du domaine de la réalité, puisque par leur manifestation, elles sont dans l’actualité. Mais elles sont aussi dans la virtualité du réel. S’il y a problème, c’est que je n’ai pas a priori la solution. Si j’avais la solution, il n’y aurait pas problème. Le problème est réel dans son actualité, mais il procède de l’informe tant que je n’y ai pas apporté de solution. Il est l’ensemble des possibles et des-non possibles d’où ne pourra émerger que le seul possible dont j’ai besoin. Le problème est de l’ordre du réel, en ce que le réel est de la réalité non-actualisée. S’il y a problème, c’est que les représentations du monde que j’ai acquises ne sont plus en adéquation avec le rapport que j’ai dans l’ici et maintenant du réel en tant que puissances non actualisées. Il va de soi que ce rapport problématique peut aller bien au-delà de la simple question du régime de bananes précédemment évoqué et qu’il peut s’articuler à des représentations fortement conceptualisées.

La création artistique : un processus singulier

16Comme toute démarche de création, la création artistique s’inscrit dans le cadre d’un rapport problématique au réel. Ce qu’il est important de noter, c’est que les réponses auxquelles aboutit le processus ne sont pas nécessairement de l’ordre du discours articulé. Nous avons vu qu’elles procèdent d’abord de l’image mentale, et l’image mentale, par définition n’est pas de l’ordre du discours articulé. Le discours articulé est l’un des moyens de représentation de ces images, celui qui émerge in fine, car la dimension univoque à lui confèrée par la nécessité de communiquer fait qu’il est incontournable dans la finalisation du processus de représentation. C’est ce qui justifie la philosophie. Mais les images mentales ne sont pas des mots. Elles s’articulent sur des registres très divers que lui offre le corps, notamment tout ce qui ressortit à l’affect, à l’émotion, à la sensation. Le langage articulé ne peut, à lui seul, épuiser le registre de ces images mentales. C’est la raison pour laquelle il faut que l’être humain utilise d’autres registres. De ce point de vue, l’art, dans sa diversité, offre un nombre infini de possibilités. Et ce que Picasso semblait ressentir comme un manque,

« Nommer, voilà ! En peinture, on ne peut jamais arriver à nommer les objets »,5

 nous apparaît davantage comme une force, une singularité, en tout cas, riche d’être une singularité, justement, que comme un manque.

17Nous l’avons vu, l’être humain est caractérisé, contrairement aux autres espèces animales, par sa capacité de transmission patrimoniale de ses connaissances acquises. Nous avons vu aussi que l’acquisition de ces connaissances ne procède pas seulement de la transmission, mais aussi de l’expérience personnelle, et comment ces modes interagissent dialectiquement. Une connaissance, c’est une représentation, mais une représentation modélisante, au sens scientifique du terme, car elle n’est transmissible que si elle peut être reconnue comme connaissance, même si cela ne passe pas nécessairement non plus par le langage articulé. L’œuvre d’art procède, selon nous, de cette transmission. Si toute œuvre d’art s’inscrit intrinsèquement dans un rapport spectatoriel, pas de spectateur, pas d’œuvre ; si, pour reprendre la fameuse formule de Duchamp, « c ‘est le regardeur qui fait l’œuvre », c’est qu’avant tout, elle propose un modèle de connaissance du monde. Ou, plus exactement, chaque œuvre propose un modèle singulier de connaissance du monde. L’œuvre est la représentation, à vocation monstrative, de l’appréhension singulière de l’artiste du rapport problématique au réel, ce qui fait la richesse de l’œuvre étant probablement lié à la richesse de la complexité qui sera interrogée dans le processus.

18Mais il y a une autre donnée, qui nous semble fondamentale et sans laquelle le processus de création n’aurait pas de sens au regard de l’évolution de la pensée. La pensée elle-même se développe sur le même schéma que l’évolution de la complexité. C’est ce que laissait entendre Dagognet, comme nous l’avons vu précédemment, par : « L ‘évolution a pris un nouveau chemin, qui est spirituel… » La pensée se situe dans un même processus de dévolution dialectique que le biologique. Cela signifie donc que la pensée n’est pas un espace défini une fois pour toutes, mais un domaine en constante évolution. Or, le moteur de cette évolution, c’est justement le processus de création.

19Le processus d’évolution de la pensée s’effectue par augmentation quantitative ; d’une part, chaque nouvelle représentation du réel augmentera, en en modifiant éventuellement l’articulation ou en les précisant, l’ensemble des connaissances, sans que cet ensemble soit fondamentalement remis en question. Mais elle peut aussi se faire par bond qualitatif. On appelle cela un changement de paradigme. Les données qui émergent du rapport problématique au réel sont alors de telle nature qu’elles remettent en question les modèles opérants, pour définir de nouveaux modèles. Ce phénomène se constate de façon récurrente dans l’histoire de la pensée, et donc aussi dans l’histoire de l’art. Citons pour exemple la Renaissance, qui a conjointement vu apparaître une redéfinition de l’espace conceptuel et de la position de l’homme, en tant que concept, dans cette nouvelle disposition, avec l’émergence de la figure de l’artiste, comme être revendiquant sa création et l’espace perspectiviste qui, en découpant la représentation de l’espace par des codes mathématiques, permet par-là même d’énoncer la position de l’homme au centre du dispositif de vision du monde, avec toutes les retombées que cela aura pour le développement de la pensée scientifique moderne. Autre exemple caractéristique, Marcel Duchamp, qui oblige à redéfinir la posture de l’artiste dans le processus de production de l’œuvre dans le temps où le processus de production que met en place la révolution industrielle redéfinit complètement la place de l’homme dans ce processus. Nous pourrions en citer encore bien d’autres exemples.

20La qualité d’une démarche artistique, dans son procès de modélisation, pourrait alors être définie par la qualité et la profondeur du changement de paradigme qu’elle propose, ou contribue à proposer. Et la question légitime est de savoir si la finalité ontologique de la création artistique n’est pas, justement, de s’inscrire dans le projet, pas nécessairement conscient, du changement de paradigme. Nous sommes bien d’accord pour admettre que ce processus n’est pas propre à la création artistique, mais caractérise toutes les formes de l’activité de la pensée, qu’elle soit scientifique, philosophique, etc.

21Créer, c’est donc être capable de se départir des schémas mentaux acquis, préétablis, pour construire des schémas inédits. Se départir de ces schémas, c’est aussi, quelque part, remettre en cause, plus ou moins profondément, ce qui a contribué à sa construction personnelle. C’est l ‘expérience de la mort, dont parle Blanchot comme préalable à l’œuvre.6

22Si la figure de l ‘artiste nous semble être privilégiée pour cette déprise, c’est que l’artiste produit des représentations qui ne procèdent pas, en tant que telles, du discours articulé, du logos. Elles contribuent au logos, sans lequel il ne peut y avoir de construction du monde, mais n’en procèdent pas. Nous les appellerons des représentations prélogiques. Elles sont une formalisation des représentations mentales qui naissent du rapport problématique au réel, mais, contrairement au logos, elles n’ont pas vocation à en épuiser les possibles. Et c’est probablement cette dimension qui leur permet de se situer dans un espace de proximité connexe, voire multiconnexe, au réel lui-même.

Le chaos comme puissance du tout

23Et là intervient la question du chaos. La mythologie grecque nous apprend que la naissance de Gaïa et d’Ouranos, leur accouplement, et ce qu’il en advient, ne signifient pas pour autant la disparition de Chaos. Au contraire, Chaos va s’installer dans l’espace qui se crée par la séparation de Gaïa et d’Ouranos à la suite de l’intervention de Chronos. D’espace primordial, Chaos devient espace intermédiaire. Dans cette construction, la représentation prélogique pourrait ressortir au chaos. Mais cela implique une définition du chaos qui ne renvoie ni au vide, ni au désordre stricto sensu, mais à la puissance du tout, qui s’actualise ou ne s’actualise pas dans le logos. Ou, pour être plus précis, peut-être pourrions-nous dire que la représentation prélogique s’articule à l’espace multiconnexe du chaos, rhizomatique même, pour reprendre le concept deleuzien, qu’elle articule dans sa formalisation à l’espace, monoconnexe, peut-être, arborescent en tout cas, du logos. Et l’artiste, c’est d’abord celui qui va devoir affronter son propre chaos, celui qui se collette quotidiennement avec son propre chaos dans la déprise de ce qui le situe dans la construction logique (c’est-à-dire procédant du logos) du monde. À savoir, au regard du processus, son anecdote, au sens actuel du terme : son identité, son histoire, etc., en résumé tout ce qui concourt à le situer dans l’espace euclidien de la réalité.

24Le schéma que nous proposons ici nous semble tout à fait opératoire dans le cadre de la modernité telle qu’elle s’est construite, notamment, à partir de la Renaissance. Mais nous pouvons nous demander s’il reste opératoire dans le cadre de la post-modernité. Ce qui a construit la pensée scientifique moderne était basé sur une définition du réel comme territoire fini, ensemble délimité que la pensée, à force de recherches, d’hypothèses et de découvertes avait vocation à épuiser. Les physiciens du xixe siècle, par exemple, étaient persuadés que la physique classique avait quasiment épuisé les descriptions du monde et qu’il ne restait guère que quelques découvertes à faire pour parachever le tableau… jusqu’à l’arrivée de la physique quantique ! Sans entrer dans le détail de la physique quantique, nous devons retenir essentiellement qu’elle va bouleverser l’image du monde construite par la physique classique jusqu’à faire émerger un nouveau paradigme sans lequel il n’est désormais plus possible à présent d ‘avoir une représentation du monde qui ne s’articule pas à ce paradigme.

25Jean-Pierre Kahane décrit le réel comme une ligne d’horizon qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on croit l’avoir atteinte. De façon complémentaire, nous posons l’hypothèse du réel comme processus connectif qui s’accroît de façon rhizomatique, au sens deleuzien, chaque connexion donnant lieu à de nouvelles connexions. Dès lors, on peut se demander si cette définition du réel ne renvoie pas à la figure du chaos, pris au sens scientifique, cette fois-ci. Joël de Rosnay définit le chaos de la façon suivante :

« L’organisation du modèle chaotique est fractale (répartie en multiples unités autonomes) et son mode de conduite, catalytique (créant les conditions de l ‘efficacité de l’action). L’organisation repose sur un réseau d’agents connectés de manière dense et effectuant en parallèle des tâches spécifiques dans la connaissance de l’objectif et des règles générales. »7

26Dès lors, comment convient-il de poser la question de la création artistique dans cette perspective, s’il convient toutefois de la poser en ces termes ? La pensée artistique telle qu’elle s’est développée dans le cadre de la modernité a pour fonction, comme la pensée scientifique mais avec ses propres moyens, de permettre la connaissance du monde grâce aux représentations qu’elle permet du réel, ainsi que nous l’avons analysé précédemment. Cette approche reste opératoire dès lors que l’on appréhende le réel comme entité épuisable. Et c’est sur ce rapport qu’arts et sciences ont contribué, tout au long de la modernité à construire des représentations paradigmatiques du réel comme tentatives de formalisation de l’innommable. Mais il n’est pas certain qu’elle suffise quand on aborde le réel comme espace processuel. À plus forte raison, ainsi que le laisse entendre Rosnay, quand l’approche de cet espace se fait sur un mode systémique. Car ce qui caractérise la pensée post-moderne dans son rapport au réel, c’est qu’elle ne s ‘organise plus sur un mode holistique comme la pensée moderne, mais sur un mode systémique.

27La pensée holistique, c’est la pensée qui analyse le tout, ou tente de l’analyser, en le décomposant en ses éléments les plus discrets. Le réel n’est pas accessible conceptuellement dans sa totalité, en tant que tout, il va donc falloir en reconstruire une image à partir des éléments, pris séparément, accessibles à l’analyse. C’est le principe de la méthode cartésienne, laquelle fonde toute la pensée scientifique moderne. Ce qui fonde la pensée systémique, au contraire, c’est qu’elle va s’intéresser non plus aux éléments, mais aux connexions entre ces éléments, pris comme agents, ainsi que l’explique Rosnay,8 et à la façon dont elles forment un système évolutif par leur interrelation.

28Il est certain que l’émergence du paradigme cybernétique a largement contribué à la mise en œuvre de la pensée systémique. Norbert Wiener définit la cybernétique comme la science des régulations et des communications chez les êtres vivants et les machines. Cybernétique vient de kubernatos, gouvernail. La cybernétique n’est donc pas nécessairement associée à l’ordinateur, contrairement à l’acception courante que l’on peut en avoir. D’abord, le terme et le concept lui sont bien antérieurs, mais de plus, l’outil lui-même est une application de la cybernétique en ce qu’il procède d’un traitement systémique de l’information.

Le paradigme systémique

29Ce qu’il y a de fondamentalement nouveau dans l’approche systémique du réel, c’est que l’être humain ne se contente plus de constater l ‘organisation du réel, mais se dote d’outils qui lui permettront d’intervenir sur le réel lui-même. Il ne s’agit donc plus de représenter le réel, mais de le présenter, au sens de rendre présent. L’humain est capable de produire du réel. Exemple caractéristique, selon les biologistes dans un tout petit nombre d’années, de l’ordre de cinq, ils seront en mesure, non pas de produire du vivant, car ils en sont capables depuis quelques années déjà, mais de produire de la vie. C’est-à-dire que par combinaison d’inerte (molécules, éléments d’adn, etc.), ils pourront créer de toutes pièces une cellule vivante.

30L’analyse et la modélisation des processus du vivant ont permis de mettre en évidence un concept déterminant pour la biologie contemporaine, celui de l’émergence de la complexité. Le principe qui définit ce concept est que le vivant a pour vocation de tendre vers un maximum de complexité par combinaisons et mutations. C’est la capacité d’auto-organisation du vivant, d’autorégulation, d’autopoïèse pour reprendre le terme de Francisco Varela, qui lui permet cette évolution vers la complexité. Corollairement à ce modèle du vivant, et en articulation avec lui, se développera dans le domaine de l’informatique, un élément qui sera déterminant pour l’évolution des systèmes informatiques, à savoir les algorithmes génétiques. Il s’agit de systèmes algorithmiques conçus à partir de la génétique et des processus d’évolution de la nature (croisements, mutations, sélections…). Rosnay les définit de la façon suivante :

« Cette forme de programmation génère dans la machine une sorte d’évolution darwinienne entre morceaux de programmes, sélectionnant les codes les mieux adaptés à la résolution d’un problème donné. Pour y parvenir, les programmes écrivent des lignes de programmes dans un langage spécial comportant de nombreux modules indépendants pouvant « muter », c’est-à-dire subir des variations aléatoires de leur code, génération après génération. Grâce à une évaluation permanente des résultats et à un « biais » permettant de renforcer par une boucle de « récompense » les solutions les plus proches de la résolution du problème posé, le programme converge par essais et erreurs vers la solution recherchée, d’une manière analogue à l’évolution biologique. »9

31 La mise en place des algorithmes génétiques contribuera donc à accentuer la porosité entre le numérique et le vivant, à la fois parce qu’elle facilitera la modélisation du vivant, ce qu’on appellera vie artificielle, mais aussi parce que, dans cette logique, elle permet de modéliser ce qui constitue probablement le stade ultime de la complexité émergente, l’intelligence, dite l’intelligence artificielle. Avec l’émergence, de ce fait, d’un concept paradoxal bouleversant notre rapport traditionnel au monde, celui que Rosnay nomme « artifices naturels »10 et que nous préférerions pour notre part appeler artefacts naturels. Ce concept, quasiment de l’ordre de l’oxymore, a ceci d’évidemment paradoxal, qu’artefact relève nécessairement de ce qui est fabriqué par l’homme et s’oppose de ce fait à ce qui est naturel. Mais si l’on peut parler d’artefacts naturels dans le propos qui est le nôtre ici, c’est qu’ils renvoient à des interventions typiquement humaines, mais qui nécessiteront l’utilisation des lois de la nature pour leur effectuation. Un des meilleurs exemples en est à coup sûr celui des manipulations génétiques.

32Cette approche est fondamentalement nouvelle en ce que l’humain utilisera les processus naturels non seulement pour les reproduire, mais pour produire à partir de ceux-ci des phénomènes auxquels n’avait pas « pensé » la nature. Et lorsque l’artiste se saisit de cette nouvelle réalité, il oblige de ce fait à redéfinir sa posture au regard des processus de la création artistique. C’est, notamment, à cela que nous convie un artiste comme Eduardo Kac avec le projet gfp Bunny. En collaboration avec Louis Bec et l’Inra de Jouy-en-Josas, ce projet a consisté à introduire dans le patrimoine génétique d’une lapine, une protéine gfp (Green Fluorescent Protein), laquelle permet la fluorescence chez certaines méduses. La lapine, nommée Alba, se développera tout à fait normalement, selon les lois de la nature, mais elle développera aussi une propriété de fluorescence et luira dans le noir. Il n’y a aucune nécessité scientifique à une telle production et c’est probablement ce qui contribue à lui conférer sa dimension artistique. Nous sommes bien là dans une production de réel, puisque les lois de l’évolution n’ont pas permis l’apparition d’une telle espèce, et que les lois de la génétique ne permettent pas à deux espèces éloignées du point de vue de leur patrimoine génétique de se reproduire entre elles. Nous nous trouvons donc dans une situation où l’artiste peut produire du vivant inédit dans le cadre d’un artefact naturel. On conçoit bien, dès lors, la profonde mutation qui s’opère dans le cadre du processus de la création. L’artiste n’a plus pour fonction d’interpréter les manifestations du réel pour en établir une représentation cognitive, comme c’était le cas pour la modernité, mais il utilise les lois qui régissent les processus du vivant, non pour créer du vivant, ce que les scientifiques font très bien maintenant, mais pour transgresser ces lois dans le cadre de l’œuvre d’art et nous conduire ainsi à prendre conscience de la dimension systémique de ces lois. Et par là, à nous demander comment celle-ci pose de façon singulière et nouvelle la réalité même de l’humain, en tant que concept, au regard de ces lois.

L’œuvre processuelle

33L’artiste intervient dans le réel et non plus dans la réalité. C’est la réalité qui actualisera l’œuvre, l’artiste intervenant dans l’amont de cette actualité. On retrouve aussi cette notion, dans le cadre de la création artistique, à partir de ce qu’Edmond Couchot, Marie-Hélène Tramus et Michel Bret appellent « la seconde interactivité. »11 La première interactivité renvoie aux œuvres, et plus généralement aux dispositifs, numériques produisant une réponse programmée à un stimulus (un clic de souris, par exemple). La seconde interactivité, elle, se construit à partir de situations qui utilisent des algorithmes génétiques. La réponse fournie par le dispositif n’est pas programmée, mais sera le résultat d’un processus d’apprentissage sur les modalités décrites précédemment. Edmond Couchot parle, dans le cadre de l’œuvre interactive, de la présence d’un auteur amont et d’un auteur aval.12 L’auteur amont est l ‘artiste qui programme les possibilités d’effectuation de l’œuvre, l’auteur aval le spectateur qui actualise l’œuvre programmée dans un rapport interactif. Cette répartition est particulièrement pertinente dans le cadre d’œuvres utilisant des algorithmes génétiques ou des systèmes neuronaux artificiels.

34Si nous prenons l’exemple de La funambule virtuelle (2000) ou de Danse avec moi de Tramus et Bret (2001), il s’agit d‘une installation interactive qui consiste en une projection d’un corps anthropoïde en équilibre sur un fil. Le corps est déséquilibré et se rééquilibre en fonction de l’action du spectateur. Chaque mouvement de celui-ci est interprété par l’ordinateur suivant son intensité et sa direction. La programmation amont de l’œuvre est d’ordre génétique, à savoir qu’elle ne prévoit pas chaque intervention de chaque spectateur, mais donne à la machine les moyens de développer elle-même, en fonction du schéma vu précédemment à propos des algorithmes génétiques, la réponse la mieux adaptée aux informations fournies par le spectateur. Le spectateur jouera donc ici le rôle d’auteur aval, puisque sans lui, l’œuvre ne peut s’actualiser.

35Mais l’important ici, c’est que cette actualisation ne consistera pas à permettre l’exécution de routines pré-programmées, que le spectateur agencera par un parcours singulier, mais à développer un véritable apprentissage de la machine, qui devra inventer elle-même, par mutation darwinienne, la réponse la mieux adaptée à la situation. Nous nous trouvons devant ce qu’Anne Sauvageot appelle « intelligence distribuée ».13 Elle est distribuée, car c’est le rapport entre l’auteur amont, l’auteur aval et l ‘œuvre qui permettra, dans leur interrelation, l’émergence de processus complexes ressortissant à l ‘intelligence artificielle.

36Si l’on considère la création artistique dans une perspective cognitiviste, l’œuvre d’art procède en tant que telle de l’intelligence distribuée. Représentation du réel, elle en permet la compréhension, mais, surtout, elle contribuera à ce que le spectateur développe sa propre intelligence du réel à travers l’image plurivoque à lui proposée. Les hypothèses que nous développons ici n’infirment pas ce schéma, mais nous semble-t-il, elles en modifient l’agencement. L’événement que constitue l’œuvre dans son actualité procède de la mise en connexion de trois intelligences, l’artiste, spectateur, et l’œuvre dans sa dimension processuelle. Le spectateur construira son intelligence du réel à partir non d’une image formalisée que lui propose l’artiste, mais des représentations mentales qu’il élaborera dans le contexte de son interconnexion avec l’intelligence processuelle de l’œuvre. Et l’on peut se demander si, devenant créateur lui-même dans l’actualité de l’œuvre dont il permettra l’effectuation, le spectateur ne se trouve pas ainsi placé en « bordure du chaos »,14 là où, justement, Rosnay situe la créativité.

Notes de bas de page numériques

1 . Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2010, nouvelle édition revue, corrigée et mise à jour, p. 580.

2 . Jean-Marie Schaeffer, « Arts et médias numériques », in Actualité du virtuel, cédérom, Paris, mnan-cci-Centre Georges Pompidou, 1996.

3 . François Dagognet, « Le vivant », Les amphis de France 5, http://www.canal-u.fr/canalu/affiche_programme.php?vHtml=0&programme_id=1347971606

4 . Alain Berthoz, Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 9.

5 . Pablo Picasso, Propos sur l’art, Paris, Gallimard, p. 140.

6 . Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955

7  Joël de Rosnay, L’homme symbiotique, regards sur le troisième millénaire, Paris, Seuil, 1995-2000, p. 264.

8 . Joël de Rosnay définit l’agent de la façon suivante : « Un opérateur individualisé doté de fonctions lui permettant d’agir sur son environnement (molécules, cellules, abeilles, homme, entreprise, organisation). », op. cit., p. 69.

9 . Joël de Rosnay, op. cit., p. 59.

10 . Idem, p. 78.

11 . Edmond Couchot, Marie-Hélène Tramus, Michel Bret, « La seconde interactivité », in Arte e vida no século xxi, Organizadora Diana Domingues, unesp, Brasil (2003).

12 . Edmond Couchot & Norbert Hilaire, L’art numérique, Paris, Champ-Flammarion, 2003, p. 108 à 115.

13 . Anne Sauvageot, « L’intelligence distribuée : l’émergence de nouvelles pratiques créatives », journée d’études à la msh, université de Toulouse-Le Mirail, 15.12.2006.

14 . L’expression est de Christopher Langton, cité par Joël de Rosnay, op. cit., p. 65.

Pour citer cet article

Xavier Lambert, « Les promesses du chaos », paru dans Alliage, n°68 - Mai 2011, Les promesses du chaos, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3283.


Auteurs

Xavier Lambert

Maître de conférence en arts plastiques, directeur-adjoint du lara (Laboratoire de recherche en audiovisuel), université de Toulous le Mirail. Il a récemment publié : Corps en mutation, Carole Hoffmann et Xavier Lambert (dir), Nantes, Plein Feux, 2010 ; Le corps multiconnexe. Vers une poïétique de l’oscillation, Presses Universitaires de Nancy, 2010. A paraitre : le post-humain et les enjeux du sujet, Xavier Lambert (dir), Paris, L’Harmattan, 2011.