Alliage | n°68 - Mai 2011 Varia (dossier sur la Séduction) 

Éric Sartori  : 

La Phrénologie, un bicentenaire oublié ?

p. 52-59

Plan

Texte intégral

1Il y a deux cents ans naissait la phrénologie ; c’est, en effet, dans leur ouvrage1 paru en 1810 que Gall et son disciple Spurzheim utilisent pour la première fois le mot de phrénologie (étymologiquement « étude de l’esprit ») pour désigner le nouveau champ scientifique qu’ils explorent — Gall préférait jusque-là le plus modeste « crânioscopie ». La phrénologie a connu un immense succès, scientifique et populaire. De nombreux médecins et anatomistes ont suivi les conceptions et le programme d’étude de Gall et se sont intitulés phrénologues ; les notions phrénologiques ont d’autre part suffisamment marqué… les cerveaux pour que nous en ayons gardé certaines traces, comme la fameuse expression « la bosse des maths ». Pourtant, il est à parier que ce bicentenaire suscitera peu d’articles. C’est tout de même une étrange histoire des sciences que nous écrivons lorsque nous ne parlons que des révolutions scientifiques qui ont réussi ; et il en sort malheureusement l’image bien fausse, dangereuse et peu attirante d’une science infaillible et à la démarche toujours assurée. Dans plusieurs conférences, Pierre-Gilles De Gennes avait insisté sur l’intérêt de l’erreur en science ; l’histoire de la phrénologie est l’histoire d’une erreur scientifique intéressante au plus haut point, et qui n’est pas sans résonances actuelles.

L’extraordinaire docteur Gall

2L’inventeur de la phrénologie et son principal promoteur est sans conteste Franz-Joseph Gall (1758-1828). Franz-Joseph Gall est né en 1758 à Tiefenbrunn (duché de Bade), sixième ou septième enfant d’une famille de dix, d’origine italienne. Son père, modeste marchand, ne lui voyait un avenir assuré que dans la carrière ecclésiastique. Un oncle maternel, d’ailleurs prêtre, lui permit d’échapper à ce destin en lui accordant un soutien financier qui lui permit d’entreprendre des études de médecine. Extrêmement brillant, il s’installe en 1781, à vingt-sept ans, à Vienne, où il connaît un succès considérable — il semble même qu’on l’ait sollicité pour devenir le médecin de l’empereur. En 1796, Gall entama une série de cours publics consacrés à l’anatomie du cerveau. C’est alors que débutèrent l’aventure de la phrénologie, la célébrité  et les ennuis de Gall.

La doctrine phrénologique

3La phrénologie de Gall se base sur quatre hypothèses fondamentales.
Premièrement, celui-ci affirmait que les facultés intellectuelles et morales, les passions,  les inclinations trouvent leur origine dans le cerveau. Le cerveau est un organe qui peut et doit être étudié comme les autres, et cette simple idée n’avait rien d’évident. Réduire ce qui semblait le propre de l’homme à un substrat organique n’allait pas de soi et heurtait la plupart des religieux. Même pour la puissante école française des idéologues, héritiers de Condorcet, généralement matérialistes (« le cerveau sécrète la pensée comme le foie, la bile » expliquait Cabanis), l’origine cérébrale des phénomènes psychologiques était incertaine. Cabanis et Bichat pensaient que les passions provenaient du thorax et de l’abdomen.
Deuxième postulat de Gall :

« Les capacités et les inclinations sont innées comme leurs organes et, par conséquent, elles ne sont pas le résultat de l’éducation… le comportement humain est réglé dans chacun par quelques facultés et inclinations prédominantes, ayant elles-mêmes une nature innée. »

4 Gall s’opposait là complètement aux idéologues, qui considéraient l’esprit de l’enfant comme une table rase que devaient façonner la société et l’éducation. Gall aura donc comme adversaires, et les religieux, et leurs ennemis idéologues. Il va les affronter… crânement.
Troisième principe de la phrénologie : la localisation cérébrale. Il existe dans le cerveau une structure anatomique correspondant à chaque faculté ou passion. La taille de cette structure reflète l’importance de la faculté ou inclination en question chez chaque individu.
Quatrième principe : la forme extérieure du crâne reproduit les structures cérébrales sous-jacentes. On peut donc déduire les facultés intellectuelles, les dispositions mentales et le caractère d’un individu en étudiant la forme de son crâne. Voilà l’origine de la bosse des maths !

5Gall définit un programme scientifique précis, auquel lui et ses disciples vont se consacrer : donner une liste des facultés intellectuelles et mentales, repérer avec exactitude les zones cérébrales correspondantes. Lorsque la phrénologie sera complètement développée, Gall considérera qu’il existe vingt-sept facultés fondamentales, dont dix-neuf communes à l’homme et à l’ensemble des vertébrés (par exemple, instinct de propagation de l’espèce, amour de la progéniture, instinct de défense) et huit propres à l’espèce humaine (orgueil, fierté, amour de l’autorité — regroupées dans la même faculté fondamentale —, ambition et amour de la gloire, sagacité comparative, esprit caustique etc.). Parmi les zones cérébrales figure bien celle du talent mathématique, que Gall distingue du talent de la musique, du talent poétique, et, plus étrangement, du sens de la mécanique

De Vienne à Paris

6A Vienne, Gall comptait d’importants et utiles protecteurs, notamment le comte de Sarrau, haut fonctionnaire de la police, et le baron de Rentzen, responsable de la censure impériale. Malgré leur influence, il se trouva en butte à des attaques de plus en plus rudes. On l’accusa de propager le matérialisme, l’immoralité et l’athéisme, de saper les fondements de la religion et de la société et de « bouleverser les têtes ». Gall, pourtant, n’était pas athée ;  il fit même figurer, parmi les structures spécialisées du cerveau, une « bosse de la religion », dont il proclamait qu’elle pouvait constituer une preuve de l’existence de Dieu. Cette approche matérialiste ne plut guère à la puissante église catholique, qui mit ses oeuvres à l’index — même si certains prêtres, comme l’abbé Besnard, défendirent la phrénologie, avec quelques contorsions pour la concilier avec l’orthodoxie romaine. En 1805, l’empereur d’Autriche en personne ordonna à Gall de cesser son enseignement, en raison du « péril qu’il représentait pour la religion et les bonnes mœurs ». Interdit d’enseignement à Vienne, Gall donna des conférences à Berlin, Spandau, Dresde, Iéna, Heidelberg, Weimar, Hambourg, rencontrant toute l’élite intellectuelle allemande. Il arriva à Paris en novembre 1807 et c’est surtout en France que se développa la phrénologie, et tout à fait librement.

7Si Gall put s’installer en France, c’est qu’il y possédait déjà de nombreux disciples — sectateurs disait Napoléon — influents, au premier rang desquels figuraient l’impératrice Joséphine et le médecin personnel de l’empereur, Corvisart. L’empereur lui-même manifestait un certain scepticisme envers la phrénologie et traitait Gall de « Cagliostro ». Il subsiste de nombreux échos de ses convictions et de ses discussions concernant la phrénologie, par exemple, cet extrait d’un dialogue avec Corvisart :

«  Voyez l’imbécillité de Gall ! Il attribue à certaines bosses des penchants et des crimes qui ne sont pas dans la nature, qui ne viennent que de la société et de la convention des hommes. Que devient la bosse du vol s’il n’y a pas de propriété ? La bosse de l’ivrognerie s’il n’existe pas de liqueurs fermentées, celle de l’ambition, s’il n’existe pas de société ? »

8Pour autant, Napoléon était attaché à ce qu’aucune idée scientifique nouvelle ne soit bannie de France, et, au ministre de l’Intérieur qui l’avertissait des troubles viennois suscité par Gall, il répondit :

« Qu’il vienne ; si c’est de la science, la France doit en profiter, si ce sont des inepties, l’Institut en fera justice. »

9 De fait, Gall ne fut jamais élu à l’Institut puis Académie des sciences où régnait Cuvier, qui l’accusait de jeter le discrédit sur les jeunes sciences biologiques. Cuvier, de son vivant, s’opposa à ce que la phrénologie fût enseignée à la faculté des sciences ; il ne vit, en revanche, aucun inconvénient à en autoriser l’enseignement en faculté de philosophie.

L’attitude de Gall, entre recherche scientifique et charlatanisme

10Gall se comportait de manière assez ambiguë. Il excellait à mettre en scène la phrénologie et ne reculait pas devant les exhibitions les plus charlatanesques. Il fit ainsi les beaux soirs d’un certain nombre de salons parisiens. On lui présentait un inconnu, plus souvent domestique qu’homme du monde (on se méfiait des pouvoirs de Gall et des révélations qu’il était susceptible de faire) et, dans l’obscurité, Gall devait lui tâter le crâne et exposer ses facultés et inclinations. De telles démonstrations ne renforçaient évidemment pas sa crédibilité scientifique. D’autre part, même ses adversaires devaient reconnaître qu’il était un excellent anatomiste. Pierre Flourens, médecin spécialiste du système nerveux et qui fut l’un des rédacteurs du rapport très hostile de l’Institut sur la candidature de Gall, constatait cependant honnêtement :

« Je n’oublierai jamais l’impression que j’éprouvai la première fois que je vis Gall disséquer un cerveau. Il me semblait que je n’avais encore jamais vu cet organe. »

11Gall se montrait beaucoup plus prudent que la plupart de ses premiers disciples sur les conséquences de sa théorie et il nuançait fortement le caractère inné des inclinations. Ainsi, lorsque les disciples de Lumbroso, créateur de la théorie du criminel-né, virent dans la phrénologie une confirmation scientifique de leurs idées, Gall insista sur la responsabilité de l’individu et la variété des solutions que lui ou la société peuvent adopter. Il prétendait simplement qu’une structure cérébrale doit être présente pour que puisse se manifester un penchant, mais que l’existence de celui-ci ne constitue en aucun cas une excuse absolutoire ; chacun est libre de céder ou de résister à ses inclinations innées, et de les orienter dans un sens acceptable par la société. Un homme possédant la bosse de la violence peut se faire assassin ou soldat. Gall décrivit un sujet qui aurait eu un penchant pour le meurtre, et qui serait devenu aumônier militaire ; assistant les mourants sur les champs de bataille, il était saturé de spectacles meurtriers et sublimait son penchant. Un autre sujet au même penchant avait noué des relations avec tous les bourreaux de Hollande et assistait à chaque exécution, diversion moins utile à la société tout en restant tolérable. Par ailleurs, il ne refusait pas l’idée que l’éducation pouvait avoir une influence et provoquer la modification de certaines structures cérébrales.

Les conquêtes de la phrénologie

12L’intérêt pour la phrénologie, maximal dans les années 1820-1880, décrut avec l’augmentation des connaissances sur le fonctionnement du cerveau — qu’on lui devait en grande partie. Théorie scientifique erronée, la phrénologie ne fut donc pas stérile. En étudiant les cerveaux de patients aphasiques, le médecin, anthropologue et phrénologue Paul Broca démontra l’existence d’une zone cérébrale, située dans le lobe frontal gauche et spécialisée dans le langage, aujourd’hui appelée aire de Broca. Voulant prolonger le programme de Gall, il fut un pionnier de l'imagerie cérébrale fonctionnelle en inventant une « couronne thermométrique » avec laquelle il pensait pouvoir détecter des changements de l’activité du cerveau par la mesure de variations de température à la surface du crâne. Il relate ainsi que, lorsqu'on fait exécuter une tâche exigeant de la concentration à un participant, on mesure une augmentation de la température du crâne au niveau des lobes frontaux. Du fait de la difficulté pratique et de l’extrème sensibilité de la méthode, la couronne thermométrique sera vite abandonnée. Mais l’idée de l’existence de zones spécialisées du cerveau (localisation cérébrale) est sans doute ce qu’il reste de plus valable de la phrénologie, et fait toujours l’objet de confirmations et de découvertes fascinantes grâce aux nouvelles techniques d’imagerie fonctionnelle. L’impact de la phrénologie dépassa largement les cercles scientifiques et influença grandement des écrivains tels que Balzac, Stendhal, Benjamin Constant, pour les plus célèbres. Le sculpteur David D’Anger, le peintre François Gérard figurent en 1832 parmi les fondateurs du Journal de la Société phrénologique de Paris. L’intérêt pour la phrénologie peut être comparé, mutatis mutandis, à celui que suscitera plus tard la psychanalyse.

13Dans leur grande majorité, les phrénologues étaient des scientifiques honnêtes, compétents, et généralement progressistes. Ainsi, intervinrent-ils évidemment dans le débat plus que millénaire sur la comparaison entre l’intelligence des hommes et celle des femmes. Depuis Aristote, traînait cette idée que le cerveau des femmes était plus petit que celui des hommes, ce qui aboutissait à une moindre intelligence, quelle que soit d’ailleurs la façon dont on définissait celle-ci. Il revint à cette science erronée, la phrénologie, et plus précisément au phrénologue et positiviste Léonce Manouvrier (chargé brièvement de la chaire d’histoire des sciences du Collège de France, si ardemment voulue par Comte et alors chasse gardée des positivistes) de mettre fin à cette erreur. Reprenant un ensemble cohérent de données sur les volumes comparés des cerveaux masculins et féminins, l’interprétant rigoureusement en tenant compte des dispersions des mesures et de tout facteur susceptible d’interférer, il en arriva à la conclusion que les différences de poids et de taille expliquaient les différences de volume cérébral entre les deux sexes :

« Il n’est donc pas possible de rattacher, d’une façon scientifique, l’infériorité du volume encéphalique féminin à une infériorité intellectuelle, à moins de considérer comme un fait également démontré par l’anatomie que les hommes de taille moyenne sont inférieurs en intelligence aux hommes d’une taille de un mètre quatre-vingt à deux mètres. Plus on pousse loin l’analyse anatomique, et plus on trouve de preuves de l’égalité absolue des deux sexes sous le rapport du développement cérébral quantitatif. »2

« Les femmes faisaient valoir leurs illustrations et leurs diplômes. Elles invoquaient aussi des autorités philosophiques. Mais on leur opposait des chiffres que ni Condorcet, ni Stuart Mill, ni Emile de Girardin n’avaient connus. Ces chiffres tombaient comme des coups de massue sur les pauvres femmes, accompagnés de commentaires et de sarcasmes plus féroces que les plus misogynes imprécations de certains Pères de l’Église. Des théologiens s’étaient demandé si la femme avait une âme. Des savants furent bien près, un certain nombre de siècles plus tard, de lui refuser une intelligence humaine. »

14Les phrénologues n’étaient ni plus ni moins intelligents et honnêtes que les scientifiques d’aujourd’hui. De leur histoire, nous pouvons retenir qu’une communauté scientifique quasiment entière peut se tromper, pendant un certain temps, mais que l’application d’une méthode rigoureuse n’empêche pas l’obtention de résultats intéressants, et, in fine, permet de corriger l’erreur originelle — bonne illustration du principe énoncé par Bacon : « la vérité est fille de l’erreur, non de la confusion. » D’autre part, on ne peut qu’être frappé par le parallèle assez évident entre les débats provoqués par la phrénologie et ceux qui se déroulent aujourd’hui autour du déterminisme génétique des comportements, entre l’époque où Gall et ses disciples annonçaient en rafale la découverte des bosses de l’ivrognerie, de la convoitise, de l’instinct carnassier, qui conduit au meurtre, etc., et les publications souvent très médiatisées décrivant la découverte d’un gène du vol, de la violence, de l’homosexualité, de l’autorité, de la dépression… L’histoire de la phrénologie devrait inciter les scientifiques eux-mêmes, les éditeurs et le public à une très grande prudence et vigilance en ce domaine. Ce sont là d’excellentes raisons pour que ce bicentenaire ne soit pas passé sous silence.

Notes de bas de page numériques

1 .  Gall, F. J., & Spurzheim, G. (1810). Préface. In F. J. Gall & G. Spurzheim, Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier, avec des observations sur la possibilité de reconnaître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de l'homme et des animaux par la configuration de leur tête. Premier volume : Anatomie et physiologie du système nerveux en général, et anatomie du cerveau en particulier, (Préface, pp. I-XXI). Paris, Librairie Grecque-Latine-Allemande.

2 . Manouvrier (1885) Sur l’interprétation de la quantité dans l’encéphale et du poids du cerveau en particulier (Paris)

Pour citer cet article

Éric Sartori, « La Phrénologie, un bicentenaire oublié ? », paru dans Alliage, n°68 - Mai 2011, La Phrénologie, un bicentenaire oublié ?, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3281.


Auteurs

Éric Sartori

Ingénieur de l'Ecole Supérieure de Physique et Chimie, docteur ès sciences, travaille dans la recherche pharmaceutique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages d'histoire des sciences : L’Empire des sciences, Napoléon et ses savants (Ellipse, 2003), Histoire des femmes scientifiques de l’Antiquité au XXème siècle (Plon, 2006).