Alliage | n°68 - Mai 2011 Varia (dossier sur la Séduction) 

Jacques Demarcq  : 

Un poète contre la science

Texte intégral

Poète des plus modernes par son écriture disloquant le vers, la syntaxe, les mots et la ponctuation pour leur faire exprimer la vivante complexité de la nature, des êtres ou de la société, E. E. Cummings (1894-1962) a pourtant toujours été un farouche ennemi du progrès techno-scientifique. À cette attitude diverses raisons. Élevé dans une famille bourgeoise de la Nouvelle-Angleterre, il s’est certes rebellé contre le puritanisme, la prohibition, l’injustice sociale et raciale des États-Unis de sa jeunesse, mais au nom de l’individualisme romantique d’un Thoreau se fiant à une âme éternelle de la nature. Ambulancier volontaire sur le front de la Somme l’été 1917, après la boucherie du Chemin des Dames en avril-mai, il constate les ravages dus aux armes modernes. Son pacifisme lui vaut alors trois mois de détention dans un « Dépôt de triage » en Normandie, avant d’animer de nombreux poèmes. Il déteste ensuite le grégarisme consumériste de l’Amérique des années 1920, en plein boom économique jusqu’à la crise des années 1930, dont son pays ne sortira que par un engagement industrialo-militaire dans le second conflit mondial. En 1931, il va faire un tour en urss, pour voir ; il en revient convaincu que le communisme n’est qu’une version aggravée du capitalisme. Plus que jamais, il se tourne alors vers des sujets de bonheur : l’amour, l’art, la nature, et les petits de toutes sortes, des oiseaux aux marginaux, ne cessant de critiquer les diverses formes d’une idéologie dominée par sa foi dans le progrès matériel.

Se tenant toujours informé, il est inquiet des effets de la vulgarisation scientifique sur les modes de pensées. Un sonnet publié en 1931 met en scène deux personnes tentant de comprendre un article sur la relativité d’Einstein, avant d’en tirer la conclusion que la supériorité de l’homme autorise à tout détruire — dont son « totem » personnel depuis l’enfance : l’éléphant réduit ici en « Boules de billard ». Le troisième vers reprend l’incipit d’un poème de Robert Frost (1874-1963), « Mending Wall » (réparer un mur), in North of Boston, 1914.

Avec la Seconde Guerre mondiale, l’affaire devient sérieuse et Cummings approfondit sa critique, notamment dans « pity this busy monster,manunkind ». Le sonnet paraît en juin 1943, parmi des satires ou épigrammes, dans la revue surréaliste View fondée en 1940 à New York. Il reparaîtra en 1944 dans un livre au titre multi-individualiste : 1 x 1.

Son déclencheur est un article de Life du 1er juin 1942 expliquant le principe du microscope électronique mis au point aux États-Unis (en concurrence avec l’Allemagne) à la fin des années 1930. Pour illustrer sa puissance (« Its power is breathtaking », à couper le souffle) le magazine reproduit trois images d’une lame de rasoir mécanique : grandeur nature, agrandie cinq cent soixante fois par un microscope optique, et huit mille cinq cents fois par le récent appareil qui, dit la légende, fait apparaître « des cimes et des vallées sur le fil de la lame ».

Le sonnet voit une hérésie dans cette comparaison paysagère faisant d’un objet « fabriqué » l’équivalent d’une création naturelle possiblement divine. Cummings est d’autant plus choqué sans doute que peintre, l’un de ses motifs favoris est le mont Chocorua visible, depuis sa maison de vacances dans le New Hampshire.

Sa réaction n’a pu que s’amplifier (huit mille cinq cents fois ?) à la vue de la publicité occupant la page paire en face des agrandissements de la lame de rasoir. Le syndicat des compagnies électriques, jouant sur le mot power qui désigne couramment l’électricité, y vantait la puissance de ses capacités de production pour soutenir l’industrie de guerre. Depuis l’attaque de Pearl Harbor par les Japonais le 7 décembre 1941, Roosevelt était entré officiellement en conflit avec « Adolf, Hirohito et Benito » dont les caricatures illustraient la publicité.

Pour Cummings, ce vis-à-vis entre une image rendue possible par la science et une publicité guerrière n’avait à l’évidence rien de fortuit. La puissance combinée de la science et de l’industrie militaire produit cette « ultramagique hyperomnipotence » qui met « l’enfer… à notre porte » ; ou pire, ainsi que le suggère aussi la chute du sonnet, qui fait que l’enfer vaut peut-être mieux qu’« un bon univers » débarrassé par la guerre de toute force maléfique — seul « un cas désespéré », le poète, osant refuser d’y croire.

Ne s’en tenant pas à l’actualité immédiate, le poème joint l’éthique à la politique. Les deux premières pages de l’article de Life reproduisaient des agrandissements d’oxydes d’aluminium et de magnésium, « pauvre étoile ou pierre », ainsi que d’aile de papillon, de larve de moustique, de moustache de chat et de virus, toute forme de « faible chair ». Cummings voit dans ces images une supercherie, dérobant à une nature vivante son « insoi » en niant la part primordiale d’aléatoire « où & quand » qui préside à un « désir » sans lequel la vie n’a pas de sens.

A-t-il eu l’intuition des manipulations génétiques qu’allaient permettre les microscopes électroniques ? Peut-être. Ce qui est certain, c’est que la génétique n’intéressait pas que les nazis, et que le capitalisme qui venait de susciter des régimes totalitaires avait et conserve les mêmes prétentions techno-scientifiques. La conscience irrationnelle d’un poète a parfois des accents de vérité.

Un détail non microscopique, l’art magnifiant autrement les détails : même s’il en bouscule les strophes, les rimes et la syntaxe, la forme traditionnelle du sonnet n’est pas ici choisie par hasard. Depuis Pétrarque ou Shakespeare, elle convient à la méditation, fût-elle grinçante.

ViVa, vii (1931)

l’Espace étant(n’oublie de t’en souvenir)Courbe

(et ça me rappelle qui a écrit mais bien sûr

Frost:Quelque chose il y a qui n’aime pas les murs)

l’électromagnétique(attends j’ai perdu la

page)Einstein a de Newton étendu la loi

d’un conTinuum espace-temps(n’a-t-on pas lu

ça déjà)Donc la vie n’étant guère qu’un Réflexe

puisque Absolument Tout est Relatif ou pour

tout résumer d’un Coup dieu étant Mort(et plus

qu’enTerré)

    VIVE ce levant Très Haut son regard

Serein Illustre et en Béatitude Seigneur

de la Création,L’HOMME:

        qu’Il replie Son index

apitoyé sur la gâchette,la pire terreur

parmi les quadrupèdes roule en Boule de billard!

1 x 1, xiv (1944)

pitié pour ce monstre affairé,l’huminanité,

non.  Le progrès est une maladie confortable:

ta victime(la vie la mort laissées de côté)

joue avec les dimensions de sa petitesse

—des électrons divinisent en chaîne de montagne

une lame de rasoir;des lentilles grossissent le non-

désir courbant où&quand jusqu’à ce qu’il cesse

de dérober son insoi.

Un monde qu’on fabrique

ne vaut un monde né—pitié pour la faible chair,

pour tout arbre ou pauvre étoile ou pierre,mais vraiment

aucune pour ce beau spécimen d’ultramagique

hyperomnipotence.  Nous docteurs connaissons

un cas désespéré si—écoutez:l’enfer

d’un bon univers à notre porte;en avant

Pour citer cet article

Jacques Demarcq, « Un poète contre la science », paru dans Alliage, n°68 - Mai 2011, Un poète contre la science, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3278.

Auteurs

Jacques Demarcq

Né en 1946, il a été postier, journaliste, prof de lettres, syndic, acteur, membre de la revue TXT, éditeur et critique d’art, producteur de radio, prof de design. Il est toujours : traducteur, écrivain. Il a beaucoup traduit E. E. Cummings, un peu Gertrude Stein et Andrea Ranzotto. Il a publié dernièrement : les Zozios, Nous, 2008, dont il a donné de nombreuses lectures publiques ; Nervaliennes, Corti, 2010 ; et en 2011 deux traductions de Cummings aux éditions Nous : font 5 et No Thanks.

Traducteurs

Jacques Demarcq