Alliage | n°69 - Octobre 2011 Amateurs ? 

Jean-Marc Lévy-Leblond  : 

Francis Masse et la science-friction

Texte intégral

Tout jeune déjà, j’étais fasciné par les illustrations de livres scientifiques du siècle dernier dénichés sur les rayons de la bibliothèque municipale. Dans ces gravures sombres où des messieurs en jaquette et chapeau manipulaient des appareils compliqués, la science apparaissait à la fois sérieuse et dérisoire – et je n’ai guère cessé depuis de vivre ce dilemme. Cette impression, je l’ai retrouvée d’emblée chez Masse. Ses bonshommes qui, dans son album Les deux du balcon, pérorent avec assurance sur les grands thèmes de la science contemporaine sont absurdes, les idées qu’ils agitent n’en sont pas moins fascinantes.

Les limites d’une diffusion de la connaissance scientifique par ses seuls professionnels sont assez connues maintenant pour qu’il convienne de saluer la tentative absolument nouvelle d’un amateur de science, au sens le plus noble du terme.

Du balcon où ils se tiennent, nos deux héros, aidés de quelques rhinocéros roses, moines somnambules, automobiles en rut, fleurs carnivores, miquépithèques, girafes tomatovores et cuillères touilleuses, nous mènent au cœur des débats modernes sur la prévision météorologique, le sommeil paradoxal, la tectonique des plaques, l’évolution néoténique, la non-conservation de la parité et les attracteurs étranges. Qu’on se rassure : l’auteur s’est nourri aux meilleures sources et les références à des autorités comme Jouvet, Gould, Ruelle ou Aspect lui servent de caution. Caution bien nécessaire, de fait, car les scénographies délirantes que Masse organise autour de la science contemporaine ne font que démontrer sa vérité profonde : la rationalité aujourd’hui n’est plus raisonnable, et c’est d’être parvenue à échapper au sens commun que la science tire sa force. L’en admirer ne devrait pas empêcher de s’en amuser. Entre la révérence béate et l’incompréhension craintive, il y a peut-être place pour un « gai savoir » sur la science, à défaut qu’il soit dans la science.

C’est cette ouverture que nous apporte Masse, avec une mise en image très neuve, qui échappe aussi bien à la plate illustration qu’à la douteuse métaphore. Dans l’univers langagier de la science, les mots les plus courants se chargent de sens mystérieux et s’articulent de façon inédite mais logique. De la même façon, dans l’univers visuel de Masse, les objets et les êtres communs adoptent des comportements à la fois imprévisibles et cohérents. Si Masse ne cherche certainement pas à faire œuvre de vulgarisation ou de pédagogie, je ne serais pas loin de penser qu’il a découvert une nouvelle voie pour l’épistémologie, une voie, et c’est bien son originalité, ouverte à chacun.

Peut-être même son livre est-il la première bd d’un genre littéraire déjà ancien mais encore occulte, la science-friction. Rien de plus salutaire que ce regard sympathique et décapant sur la science contemporaine, dont l’esprit de sérieux continue à être l’un des plus graves défauts – et devient une grave menace pour sa propre santé. Une lourde tentation encyclopédique aujourd’hui s’exprime ici ou là, tentant de recomposer et de stabiliser un savoir heureusement diversifié et mouvant. Ces bonnes intentions qui menacent de ne paver qu’un triste purgatoire académique, Masse nous aide à en faire de joyeuses barricades intellectuelles. Il a d’ailleurs déjà commis sa propre encyclopédie macro-rhino-épistémologique dès 1982 et nous donne la clé de son ouvrage en nous indiquant in fine les noms des deux locataires du balcon, Messieurs Diderert et d’Alembot.

La réédition de cet album et sa suite, (Vue d’artiste), nous offre l’occasion d’offrir aux lecteurs d’Alliage les très salubres commentaires graphiques que Francis Masse avait proposés sur la communication scientifique, ses promoteurs et (a)mateurs dans ses illustrations pour l’opuscule (épuisé) de Jean-Marc Lévy-Leblond, Mettre la science en culture, Anais, 1986.

Bibliographie

Francis Masse, Encyclopédie de Masse, Les Humanoïdes associés, 1982.

Francis Masse, Les deux du balcon, Castermann, 1993 ; réédition Glénat, 2011.

(Vue d’artiste), Glénat, 2011.

Pour citer cet article

Jean-Marc Lévy-Leblond, « Francis Masse et la science-friction », paru dans Alliage, n°69 - Octobre 2011, Francis Masse et la science-friction, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3270.

Auteurs

Jean-Marc Lévy-Leblond

Physicien, essayiste et critique de science, est professeur mérite de l’université de Nice-Sophia Antipolis, directeur des collections scientifiques du Seuil et directeur de publication de la revue Alliage. Il a publié récemment La science (n’)e(s)t (pas) l’art, Hermann, 2010.