Alliage | n°69 - Octobre 2011 Amateurs ? 

Emmanuelle Jouet et Olivier Las Vergnas  : 

Les savoirs des malades peuvent-ils être tenus pour des savoirs amateurs ?

Plan

Texte intégral

Les malades ont fait valoir leurs droits dans la société tout au long de la fin du vingtième siècle. La démocratie sanitaire est en marche, soutenue par un arsenal de lois qui permettent l’expression des droits, de la parole et du point de vue des usagers et de leurs proches. L’expression d’un savoir spécifique aux malades se fait entendre de façon corollaire dans le système de santé et la société. Schématiquement, elle peut être regardée sous différents angles : les savoirs développés par les soignants auprès des malades dans des consultations d’éducation thérapeutique du patient (etp), d’une part, et les savoirs reconnus issus de l’expérience de la maladie dans des lieux informels et non-formels (intimes, groupaux, sociétaux), d’autre part. L’objet de cet article est de questionner cette reconnaissance émergeante des savoirs des malades au regard des savoirs scientifiques développés dans les pratiques habituellement qualifiées d’amateurs, par exemple en biologie ou en astronomie.  Quels sont les points de similitudes et de différences entre les savoirs et compétences acquises au cours de l’expérience de la maladie dans des pratiques spécifiques investies par les malades et leurs proches avec ceux des amateurs ?

Après avoir présenté les pratiques des malades et de leurs proches où est engagée la production de savoirs nouveaux, cet article étudie les points de convergence et de divergence avec les savoirs des amateurs. Ensuite, il propose des outils pour analyser la question de la validité scientifique de tels savoirs.

Les savoirs des malades

 Reconnaissance et construction des savoirs des malades.

Le long mouvement des malades pour leur reconnaissance dans le système de santé comme des « êtres pensants » et pas seulement « dysfonctionnants » a donné lieu à la fin du vingtième siècle à l’instauration des pratiques de démocratie sanitaire (Barbot, 2002). Aujourd’hui, on peut dire que ce combat pour la démocratie sanitaire participative est gagné et que l’institutionnalisation est en marche : les différents débats et lois ont abouti à l’instauration de rapports de gouvernance et éthiques nouveaux. Ces rapports s’inscrivent sur un continuum allant du niveau individuel, dans la relation patient/médecin, au niveau sociétal, dans la participation des usagers aux rédactions des lois et de la gouvernance des instances sanitaires, en passant par le niveau groupal, dans la participation des usagers à des conférences de consensus ou dans leurs pratiques au sein de leurs associations. C’est la modification du rapport à la santé et ses implications politiques, sanitaires et éthiques proclamée par l’Organisation mondiale de la Santé (oms) (par les chartes successives Ottawa, Bangkok…) qui a engendré les transformations dans les rapports à la maladie et concernant la place des malades. La santé est définie comme :

«  la mesure dans laquelle une personne ou un groupe peut réaliser ses aspirations et satisfaire ses besoins et s’adapter aux changements et au milieu. La santé est donc perçue comme une ressource de la vie quotidienne, et non comme le but de la vie; il s'agit d'un concept positif mettant en valeur les ressources sociales et individuelles, ainsi que les capacités physiques. »    (Organisation mondiale de la Santé, Bureau régional pour l'Europe (1984). Health Promotion: A discussion document on the concept and principles, Copenhague.) 

Dans la continuité de cette évolution, les malades ne sont plus seulement considérés comme des personnes en souffrance mais comme pouvant être éduqués et formés à leur maladie afin de devenir plus autonomes et trouver une meilleure qualité de vie. L’implication du malade dans la gestion de son traitement montre des effets bénéfiques reconnus par de nombreuses études. Elle améliore l’adhésion au traitement dans de multiples pathologies et les médecins cherchent aujourd’hui à développer des outils permettant de l’accentuer.

Historiquement, le point de modification se fait dans la nécessité de répondre aux besoins induits par la chronicisation des maladies, phénomène auquel le seul modèle « médical » traditionnel de la médecine ne peut faire face. Il ne s’agit plus uniquement de proposer des soins à des personnes malades (niveau curatif), mais bien de considérer et de favoriser la santé des citoyens en articulant les dispositifs de prévention, d’éducation, de promotion de l’échelle individuelle à sociétale. Tout au long du vingtième siècle, patients et soignants en recherche de réponses plus adaptées au vécu avec la maladie que les seules pratiques médicales classiques se regroupent et proposent la possibilité de comprendre la maladie, d’acquérir des gestes de soins et de développer des savoirs permettant aux malades d’agir par eux-mêmes. Ces binômes soignants/soignés ont vu le jour dans les pathologies comme le diabète ou l’hémophilie, avec la création des associations de malades dès 1938 et 1955. L’éducation à la santé et l’éducation du patient font partie de ce renversement de paradigme et vont ainsi fleurir et croître des programmes de d’auto-gestion (self-management) comme ceux lancés par K. Lorig dès les années 80.

Le développement de l’éducation thérapeutique en France

Pour la France, c’est la notion d’éducation thérapeutique du patient (etp) qui prévaut. Le processus, compris comme un ensemble de phénomènes actifs et organisés dans le temps, permet ainsi au patient de s’approprier des compétences thérapeutiques dans le but de les appliquer sur lui-même. Elle est historiquement liée au diabète (Ellis, 2004) et se pratique aujourd’hui sur la base de succès avérés (Gagnayre, 2007 ; Golay, 2002 ; Deccache et Lavendhomme, 1989 ; Maldonato, 2001, Sandrin Berthon, 2000) dans des pathologies chroniques comme l’hémophilie, l’asthme, les bpco, l’arthrose et autres pathologies rhumatismales, le cancer, l’infection à vih-sida, les addictions...

Dans un processus d’apprentissage, le malade est conduit à acquérir des gestes d’auto-soins (comment faire un dosage d’insuline, par exemple), d’observance de son traitement (gérer sa « pyramide des médicaments »), de compétences psychosociales, comme le coping. Financée par les Agences régionales de santé, la mise en place de consultations d’éducation thérapeutique du patient a été décrétée dans les établissements sanitaires, en lien avec la médecine de ville et les associations de malades. Les soignants impliqués reçoivent une quarantaine d’heures de formation continue ou s’inscrivent pour un diplôme d’université (du) ou master délivré par les universités de médecine ou de sciences humaines et sociales (université Paris-xiii depuis 1998, Rouen, Paris-vi…).1

Ainsi, les revues de littérature tendent-elles à montrer que l’éducation du patient améliore la qualité des soins et devient un facteur bénéfique crucial dans la prise en charge.

Typologie des malades reconnus pour leurs savoirs

En parallèle avec cette évolution, depuis la montée en charge de l’institutionnalisation des soins des malades ont cherché à agir à partir de leur expérience en dehors du système sanitaire. L’éducation entre pairs (peer-support) représente l’expérience d’appropriation de savoirs et de compétences entre malades, sans l’intervention de soignants, la plus étayée de par son ancienneté historique (Alcooliques anonymes, 1930). En marge des soins, par insatisfaction et non-reconnaissance de leur identité (ce qui donnera naissance au combat pour la démocratie sanitaire) et de leurs savoirs, des malades s’associent pour mieux vivre leurs maladies. Aujourd’hui, le législateur français, notamment, a validé ces pratiques en finançant les Groupes d’entraides mutuels (gem) dans le champ de la santé mentale, par exemple.

Le fondement épistémologique de ces pratiques s’appuie sur la reconnaissance et la construction des savoirs expérientiels (rcse) des personnes vivant avec une maladie. Au-delà des injonctions à se former de l’ept, le malade trouve dans la maladie une réelle opportunité de développer des compétences nouvelles, d’aller vers une transformation de soi dans l’expérience de la maladie, de faire bouger les lignes de partage du savoir. La maladie devient une expérience auto-clinique autodidacte qui, dans le cas des maladies chroniques, s’inscrit tout au long de la vie. Avec la rcse, les associations d’usagers peuvent puiser dans leurs capacités d’innovation pour proposer des pratiques inédites où autonomie, réalisation de soi et plaidoyer sont les objectifs d’une éducation thérapeutique particulière et complémentaire de celle déjà en pratique. Le sujet y prend une place singulière où, conscient des contraintes que lui fait subir le système, il peut opérer des choix quant à sa vie avec une maladie, en fonction de ses savoirs et de son expertise.

Les différentes figures et pratiques des malades qui construisent leurs savoirs

De ce courant, qui a vu une accélération historique lors de l’apparition de l’épidémie vih-sida et grâce à l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication,  naissent des figures et des pratiques inédites dans le champ de la santé. Les cadres théoriques et d’exercice de ces patients qui s’auto-forment, transmettent et font de la recherche, sont en cours d’élaboration au sein des instances associatives et universitaires.  Est présentée en tableau T1 ci-après (en renvoyant aux auteurs) une brève typologie des différents patients en action.

Tableau T1 : Familles de fonctions confiées par des institutions de santé à des patients.

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La santé est devenue l’un des enjeux sociétaux majeurs du vingt-et-unième siècle. La place des patients, des malades et de leurs proches constitue l’un des éléments le plus signifiants dans la gestion des politiques de santé publique ainsi que dans le rapport individuel de chacun à sa maladie. Comme il est montré précédemment, les patients ne sont pas un groupe homogène d’individus à qui s’adresseraient de façon univoque les professionnels de santé. Aujourd’hui, se sont progressivement développées plusieurs postures et figures : au-delà de l’exercice et de la reconnaissance de leurs droits, les patients s’interrogent sur leurs savoirs et cherchent, davantage dans un mouvement de complémentarité avec les soignants, à constituer un corpus de savoirs validés et reconnus à partir de leur expérience et de leur vécu. Ces figures se rencontrent dans le champ des associations où elles acquièrent un savoir afin de faire avancer la démocratie sanitaire ; elles se rencontrent dans le champ de l’etp, où elles sont formées et éduquées par des soignants pour prendre correctement leur traitement et améliorer leur qualité de vie ; elles se rencontrent parmi les usagers entre eux, où elles se forment via une émulation devenue éducation par les pairs, afin de mieux vivre avec la maladie (cet aspect inclut les proches) ; elles se rencontrent dans la recherche scientifique où de par leur expertise de patient et/ou leur formation de chercheur, elles participent à et induisent des décisions quant aux protocoles médicaux et peuvent intégrer des programmes de formation initiale des soignants et des médecins dans les universités.

Différence entre les usagers qui construisent leurs savoirs et les amateurs en sciences

Par rapport aux figures classiques de l’amateur 

Même si la maladie est subie, même si le fait d’être malade est une situation qui s’impose aux personnes, ce « malade sachant », (Noëlle Hurault, 2010), possède des points communs avec la figure de l’amateur en sciences naturelles : il s’approprie des savoirs non-académiques, n’est (en général) pas payé pour savoir et l’exercice de son savoir ne se fait pas lors de son temps de travail. Bien évidemment, la différence majeure vient de la distinction entre « situation subie » et « situation choisie » : a priori, les amateurs « choisissent » leurs centres d’intérêt  (Las Vergnas, 2006). C’est ce que confirme l’étymologie d’amateur comme « celui qui aime » ; la personne malade n’entre pas dans cette catégorie, puisque par essence cette personne subit (en restant au niveau des savoirs conscientisés) son entrée dans la maladie, qui se fait par le négatif, la souffrance, la douleur, le dysfonctionnement et la crise. Cette séparation conduit à regarder l’univers des savoirs comme découpable en quatre sous-catégories de savoirs, comme présenté en dans le tableau T2.1.

Tableau T2.1 : Premier niveau de distinction entre savoirs des malades et savoirs amateurs

Nature des savoirs

Savoirs académiques

Savoirs profanes

choisis

reprises volontaires
d’études à l’âge adultes

pratiques d’activités scientifiques
en amateur

subis

enseignement initial
obligatoire

auto-clinique
de sa maladie chronique

Cependant, c’est le fait de développer ou non leurs savoirs que choisissent les amateurs selon les circonstances qui les placent en situation de faire un tel choix. On peut multiplier les exemples de personnes devenues « amateurs » à la suite de situations qu’elles ont subies. C’est souvent le cas pour des investigations militantes en réponse à une préoccupation écologique (comme la protection d’un site ou d’une espèce menacée) ou à quelque chose de perçu comme une menace économique ou technologique. Ainsi, la défense de la biodiversité, la lutte contre la déforestation, la pollution lumineuse nocturne, ou les antennes envahissantes (comme dans le cas des « Robin des toits ») sont-elles susceptibles de déclencher des investissements en tant que scientifiques amateurs. Le tableau T2.2 propose de distinguer plus finement ces situations, en précisant si les circonstances sont choisies ou subies et jusqu’où les personnes s’autodéterminent.

Tableau T2.2 : Affinement des distinctions entre savoirs des malades et savoirs amateurs.

Situation cause de l’intérêt pour les savoirs

Savoirs académiques

Savoirs profanes

investigations volontaires pour un sujet choisi par curiosité

pratiques d’activités scientifiques en amateur (observation des oiseaux)

choix d’apprendre par curiosité

autodidaxie formelle

(suivi d’un stage d’enseignement pour amateur)

autodidaxie non formelle (lecture et visites de musées)

investigation choisie sur un sujet subi

suivi d’une école d’été militante

(sur la pollution à la dioxine)

investigation autour d’une perturbation de son cadre de vie (installation d’un incinérateur à ordures)

option choisie dans le cadre de l’école obligatoire

enseignement optionnel en formation initiale

travaux personnels encadrés

choix d’obtenir un diplôme à l’âge adulte

reprises volontaires d’études à l’âge adultes (cned)

obligation d’aller à l’école

tronc commun de l’enseignement initial obligatoire

De fait, le vécu de la maladie oblige à revisiter cette  dichotomie entre savoirs subis et savoirs choisis.

D’un point de vue existentiel, on trouve des patients impliqués qui revendiquent l’épisode de la maladie (quelle qu’en soit la durée) comme initiatique, comme un processus de transformation identitaire, vers un sujet de lui-même auquel ils n’auraient pas eu accès sans cette expérience. Et qui ne souhaiteraient pas les choses en soi autrement.

D’autre part, du point de vue expérientiel, les patients s’impliquent dans des associations, prennent part au mouvement de défense des droits des usagers (créent une association, se forment comme représentants des usagers…) en raison de l’expérience de vie qu’ils traversent.

Plus généralement, l’une des questions récurrentes de la part des professionnels quand ils participent et écoutent une conférence sur cette posture d’usager-expert, d’usager-sachant et d’usager-agissant à partir de son expérience de maladie, c’est :

« Mais est-ce que finalement vous n’êtes pas « englué » dans la posture de malade ? »

« Est-ce que cela ne prend pas tout l’espace de votre subjectivité ? »

« Vous n’êtes plus « que » la maladie ? »

Comme si le fait de pénétrer avec un savoir issu de l’expérience de la maladie dans des sphères autres que celles du soin, la société civile, le droit, la gouvernance, la démocratie, la politique, l’accompagnement, l’éducation, renforcerait l’identification à la maladie, à « Moi » en tant que sujet malade ? Cependant, pour pouvoir « sortir » des lieux de soins (lieux réels et lieux symboliques) n’est-il pas nécessaire d’avoir parcouru une distance par rapport à ce Soi malade afin de construire un discours nouveau sur lui, et donc de mobiliser des savoirs nouveaux.

Les chercheurs amateurs : patients et naturalistes

Afin d’approfondir la comparaison entre malades « sachants » et scientifiques amateurs, nous proposons d’examiner des cas dans lesquels des malades sont impliqués dans des activités cliniques.  Pour ce faire, il est possible de s’appuyer sur la grille proposée pour préciser le partage des responsabilités et des rôles entre les amateurs et les professionnels dans les projets d’astronomie expérimentale (cf article d’Olivier Las Vergnas dans le présent numéro, p. 113).

Le tableau T3.1 présente deux premiers cas. Le premier est celui d’un protocole classique d’expérimentation d’une indication nouvelle pour un médicament, en l’occurrence, il s’agit, d’une part, de l’essai thérapeutique du Minalcripran® pour l’indication de la fibromyalgie et d’autre part, d’un cas de malade gérant personnellement son propre protocole d’auto-clinique (au sens introduit in Jouet, et Flora, 2010) : en l’occurrence, Leonardo Caldi dans son travail de « regard ethnométhodologique » sur son épilepsie (2007). Celui-ci résume ainsi son travail dans un article paru dans les « cahiers d’ethnométhodologie » :

« Dans le présent article, je traite de la participation du malade (essentielle et également porteuse de plusieurs informations méconnues par les médecins et les thérapeutes) dans la recherche de sa guérison. J’ai trouvé, dans l’ethnométhodologie, la posture scientifique nécessaire pour établir une observation et une réflexion sur l’épilepsie, mais aussi sur ce qu’est une maladie, sur ce qu’est une science. En utilisant les concepts ethnométhodologiques, je me suis observé pendant les crises en essayant de voir quel sens elles ont pour moi, d’observer comment et quand elles surgissent, quels éléments les déclenchent. »

Tableau T3.1 : responsabilité des acteurs dans les différentes phases d’une expérimentation.

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 Chaque flèche indique le sens du flux de savoirs : si elle est pointée vers le haut, il est produit par les non- scientifiques eux-mêmes ; vers le bas, il est apporté par les scientifiques.

Pour compléter ces deux cas, on peut observer deux autres protocoles développés à l’intérieur d’un projet de recherche fondé sur les savoirs issus de l’expérience de la maladie, le projet Emilia (Greacen et Jouet, 2011, cf. encadré 1).

Encadré 1 :

Le projet Emilia

De 2005 à 2010, le projet européen Emilia (Projet EMILIA, Empowerment of Mental Illness Service Users: Lifelong Learning, Integration and Action, CE, 6e programme cadre, n°513435 ) a développé un programme de formation tout au long de la vie et d’accompagnement vers l’emploi dans le milieu ordinaire pour un groupe de personnes vivant avec un trouble psychiatrique. L’étude a analysé les effets de cette intervention basée sur les notions d’empowerment et de rétablissement sur la qualité de vie et l’utilisation des services sanitaires et sociaux des usagers.

Une analyse quantitative a été effectuée à trois instants différents de la recherche (mois 0, mois 10 et mois 20) au moyen des outils SF36 (Ware et al, 1992) et CSSRI-EU (Client Sociodemographic and Service Receipt Inventory ; Chisholm and Knapp, 2006). Des entretiens qualitatifs (aux mêmes dates) sont venus compléter le recueil de données afin de combiner les résultats quantitatifs et d’évaluer le processus d’insertion professionnelle, sociale et des effets sur la santé des personnes incluses dans la recherche-action.

Sur les trente-cinq usagers intégrés à Paris (deux cent seize en Europe) par le site de démonstration du Laboratoire de recherche de l’Etablissement public de santé Maison blanche, un tiers d’entre eux a obtenu un emploi en milieu ordinaire ou participé à des activités de formation qui ont eu un effet positif sur sa qualité de vie et son utilisation des services sanitaires et sociaux, un tiers a participé de temps en temps au programme de formation Emilia, un tiers n’a pas modifié son rapport aux services de l’emploi, sanitaires et sociaux.

Un programme de formation basé sur l’empowerment, le rétablissement et le savoir expérientiel de la personne a été proposé à l’ensemble des participants :

— formation Intégration (cinq sessions d’avril 2007 à décembre 2007)

— formation « Gérer son parcours professionnel » (cinq sessions)

— formation « Se rétablir » (janvier 2008)

— formation « Soutenir un proche » (mai et juin 2007)

— formation à la recherche (Enquête CLUD, et Ville et Santé mentale) (de novembre 2007 à décembre 2008)

— formation « activer son réseau de soutien social » (juin 2008)

— formation « Prévention du suicide » (novembre 2008)

— formation « Concordance - gestion autonome du traitement » (mars 2009)

- Formation sur la discrimination en psychiatrie (27 avril 2009)

En partenariat :

— formation « devenir témoin expert des services de santé mentale » (mars 2009) avec la FNAPSY

- « Sensibilisation au handicap psychique » (huit sessions de un jour entre décembre 2008 et juin 2009) avec la coordination du PDITH

Les résultats suggèrent que les programmes d’insertion professionnelle et sociale des usagers de la psychiatrie doivent prendre en compte leurs compétences et leurs capacités d’autonomisation et de rétablissement. Un programme de formation tout au long de la vie adapté à leurs besoins d’usagers-experts et développant la notion de rétablissement facilite l’accès à l’emploi ordinaire et modifie les conditions de collaboration entre les différentes institutions impliquées

Le tableau T3.2 détaille deux sous-projets de recherche inclus dans un module intitulé « Formation à la recherche» au sein du projet Emilia. Le premier étudie la prise en charge de la douleur physique dans les centres médico-psychologiques de l’Établissement public de santé Maison blanche ; le second « Ville et santé mentale » porte sur la façon d’aborder la ville lorsque l’on vit avec un trouble de santé mentale.

Tableau T3.2 : Origine des savoirs dans deux volets du projet Emilia.

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Chaque flèche indique le sens du flux de savoirs : si elle est pointée vers le haut, il est produit par les non- scientifiques eux-mêmes ; vers le bas, il est apporté par les scientifiques.

Ces tableaux montrent la variété des types de prises de responsabilités des malades dans des recherches sur leur santé. Comme pour les astronomes amateurs (voir l’article pp 113, et en particulier la distinction entre les expériences de type 4.1. et 4.2.), les situations décrites vont de la seule collecte d'observations jusqu'à la mise en place d'un protocole entièrement personnel. En revanche, le but est essentiellement différent de celui des astronomes amateurs : les malades cherchent avant tout le soulagement de leur désagrément personnel, contrairement aux astronomes qui, étudiant des astres visibles à tous, expérimentent davantage pour contribuer à une œuvre collective2 que pour en tirer un bénéfice de mieux-être personnel.3

Cette différence de but suggère une vigilance particulière sur la question de la relation des savoirs profanes des malades avec les savoirs académiques [critère (a)]. Chercher l’auto-guérison ou l’auto-soulagement n’oblige pas à la même conformité scientifique que chercher à être reconnu par le monde académique comme découvreur incontestable de comètes ou comme observateur performant d’étoiles variables ; aussi les malades (a fortiori un malade isolé) peuvent-ils se construire une auto clinique singulière totalement étanche4 de l’univers de la médecine légitime.

Pour visualiser un tel effet, on pourrait compléter les tableaux d’analyse des expériences amateurs en ajoutant une ligne descriptive des rapports aux savoirs académiques (y en a-t-il à ce stade de l’expérience ? à l’initiative de qui ?), mais on peut aussi chercher à représenter plus globalement la circulation des savoirs entre le monde académique et le malade. À cet effet, on peut décrire les flux de savoirs  entre différentes sphères (Las Vergnas, 2011a) : celle de la recherche médicale mondialisée (matérialisée par les publications scientifiques), celle du médecin traitant et des soignants, celle du malade lui-même et, le cas échéant, celle d’un éventuel groupe d’entraide en malades (gem). La figure f1 donne deux exemples : la première (à gauche) correspond à une maladie bien connue académiquement, où peu de savoirs remontent du malade autrement que par le colloque singulier avec le médecin traitant (ou exceptionnellement par une inclusion du patient  dans un protocole de recherche) alors que la seconde montre l’importance que peuvent prendre des groupes et associations de malades dans des savoirs émergents (ici le cas de travaux sur la fibromyalgie).

Figure F1. Positionnement des réseaux de circulation des savoirs sur une maladie :

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A gauche, dans le cas d’une maladie bien connue des chercheurs et des soignants – à droite, situation émergeant actuellement pour les savoirs sur la fibromyalgie (figures extraites de Recherche en communication,  Las Vergnas, 2011a)

En fait, ce sont de tels groupes (en particulier les associations de malades et les gem définis plus haut), dès lors qu’ils sont en interactions avec la médecine académique qui peuvent limiter les risques de développement d’auto-clinique profane étanche signalés plus haut.

Conclusion

Ainsi, les savoirs des malades (qu’ils soient acquis par une éducation thérapeutique aujourd’hui classique, par le vécu expérientiel de la maladie ou par un mélange de ces deux voies) sont-ils reconnus comme utiles à quatre niveaux : ils permettent 1, au malade lui-même de mieux vivre sa maladie et ses traitements, 2, d'assumer des fonctions de représentations, 3, voire d’intervenir comme formateur, 4, ils peuvent aussi leur permettre de prendre une part intellectuellement active à des protocoles  de recherche clinique.

Pour les comparer à d’autres types de savoirs non-académiques, on peut se référer à ceux des amateurs en sciences d’observation, comme la botanique ou l’astronomie. On constate alors que leurs savoirs amateurs remplissent des fonctions plus ou moins homologues à celles des malades, mais que la représentation et la signification sociale de leur intérêt peut être très différente :

  • les amateurs tirent satisfaction de leur connaissance de ce qu’ils observent et de leur capacité à prédire des phénomènes, avec pour effet de développer leur sentiment d’efficacité personnelle (Bandura, 2007),

  • ils peuvent représenter leur communauté, mais cette représentation n’est que rarement investie d’une importance sociale, sauf au second degré, comme garant de la biodiversité dans des programmes de sciences participatives,

  • ils interviennent comme formateurs, mais en général dans leurs propres réseaux, ce qui permet de renforcer leur sentiment d’efficacité personnelle (sep). Ils peuvent être aussi être associés à des actions périscolaires ou de culture scientifique et technique, comme les fêtes de la science ou les exposciences,

  • ils peuvent s’inscrire dans des protocoles de recherches, souvent pour contribuer à des collectes de données dans des programmes d’observation systématique ou lorsqu’émergent des projets de sciences participatives.

De fait, entre maladie chronique, botanique et astronomie, le profane a affaire à trois échelles de vécu expérientiel : son corps psychique et social, son environnement et l’univers.

À partir de cette base, on peut resituer la valeur attribuée par l’individu, son environnement et la société aux savoirs susceptibles de découler de cette expérience (voir tableau T4).

Terrain d’expérimentation

Intérêt individuel

Intérêt social

Malade chronique sachant
(maladie déjà connue)

Soi même

aller mieux

améliorer la compréhension de la maladie

Malade sachant atteint d’une maladie orpheline ou peu reconnue

Soi même (extraordinaire)

aller mieux et être reconnu

améliorer la compréhension de cette maladie et faire le lien avec d’autres savoirs (génétique, par ex.)

Amateur expérimentateur en ornithologie

biotope local

défendre et faire connaitre les spécificités de son territoire

tenir compte des variations et variétés locales, comprendre la biodiversité

Amateur expérimentateur en astronomie

fragment d’universel

gagner en sep et en reconnaissance

multiplier les observations, faire participer à la science, faire des économies d’observateurs

Tableau T4 : Relation entre terrain d’expérimentations et intérêt des savoirs profanes

Du point de vue de l’intérêt social, il y a sans conteste une nécessité absolue à utiliser le savoir expérientiel personnel pour progresser dans la compréhension d’une maladie orpheline (dès lors qu’on veut la traiter et surtout qu’on la considère comme pouvant être une pierre de Rosette du décryptage du génome humain). Par contre, l’ornithologue ou le botanique amateur observant leur territoire particulier ne fournissent qu’un témoignage utile des diversités locales. Quant à l’astronome amateur, ses observations d’étoiles variables sont surtout utiles pour démultiplier le nombre de mesures, car les objets qu’il étudie n’ont rien de spécifiquement local.

Symétriquement, on peut se demander ce qu’apporte à la personne profane elle même le fait que soit utilisé son savoir expérientiel. Avant tout, malade, botaniste et astronome peuvent tous les trois y gagner en sentiment d’efficacité personnelle, voire en reconnaissance symbolique. Mais audelà, le gain de chacun est aussi dépendant du caractère spécifiquement personnel du terrain d’expérience. Quand le terrain est le corps luimême,  le malade chronique cherche à obtenir des bienfaits directs à son autoclinique, puisqu’il l’utilise pour gérer directement au mieux sa maladie ; le botaniste « vernaculaire » peut espérer une prise en compte de son terroir local et de ses spécificités, tandis que l’astronome qui observe l’universel doit encore se contenter de la satisfaction de contribuer au progrès d’une science universelle.

Notes de bas de page numériques

1 . Quelques courts passages de ce paragraphe sont empruntés à la note de synthèse de Jouet, Flora et Las Vergnas : « Construction et reconnaissance des savoirs expérientiels des patients », in Jouet et Flora [coord], La part du savoir des malades dans le système de santé, Pratiques de formation-Analyses, 58/59, Juin 2010, pp. 13-77.

2 . Voire pour affirmer qu'ils ont les compétences leur permettant d’être considérés comme membres de la caste des savants qui la fait avancer.

3 . Même si cela peut être malgré tout le cas pour certains astrophotographes hédonistes, mais ils ne relèvent pas formellement de la catégorie des chercheurs amateurs.

4 . Les connaissances mobilisées étant alors doublement « situées », limitées à la fois à ce que permet de comprendre l’expérience effectuée et à son seul cas personnel, ce qui a des conséquences à la fois en terme de nombre d'observation et de recherche de corrélations face aux fluctuations ainsi que de poids de la subjectivité.

Bibliographie

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A. Deccache, E. Lavendhomme, Information et éducation du patient : des fondements aux méthodes, Bruxelles, De BoeckUniversité, 1989.

S. E. Ellis, T. Speroff, R. S. Dittus, et al., « Diabetes patient education : a metaanalysis and metaregression », Pat Educ Counsel, n°52, pp. 97105, 2004.

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En ligne à http://www.scate.it/fra/allegati/Manuelconnaissances.pdf

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B. Sandrin Berthon, « Pourquoi parler d’éducation dans le champ de la médecine ? », L’éducation du patient au secours de la médecine, Paris, Puf, pp. 739, 2000.

Pour citer cet article

Emmanuelle Jouet et Olivier Las Vergnas , « Les savoirs des malades peuvent-ils être tenus pour des savoirs amateurs ? », paru dans Alliage, n°69 - Octobre 2011, Les savoirs des malades peuvent-ils être tenus pour des savoirs amateurs ?, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3268.

Auteurs

Emmanuelle Jouet

Emmanuelle Jouet, docteur en sciences de l’éducation, est associée au centre de recherche interuniversitaire EXPERICE de l’université de Paris VIII. Elle est aussi chercheuse en psychiatrie sociale au laboratoire de recherche de l’établissement public de santé Maison blanche, à Paris. Impliquée dans la promotion de la démocratie sanitaire, elle contribue à l’animation d’associations de malades chroniques et a siégé comme représentante des usagers dans un hôpital parisien.

Olivier Las Vergnas

Olivier Las Vergnas, créateur en 1993 et directeur depuis cette date de la Cité des métiers à La Villette, est secrétaire général du réseau international qui réunit les trente plates-formes labellisées dans huit pays sur ce modèle. Il est chercheur invité au sein de l’équipe « Apprenance et formation des adultes » de l’université de Nanterre. Astrophysicien, il préside l’Association française d’astronomie. Impliqué dans les réseaux de l’éducation populaire depuis quarante ans, il a en particulier co-créé en 1991 les « Nuits des étoiles ». Il est aussi auteur de romans d’anticipation sociale traitant en particulier d’intelligence artificielle, comme Un vrai temps de chiens, (réedition sous presse, Pocket, 2012)