Alliage | n°69 - Octobre 2011 Amateurs ? 

Olivier Las Vergnas  : 

Pratiques « amateurs » en astronomie et transgression de la catégorisation scolaire entre scientifiques et non-scientifiques

Plan

Texte intégral

Les discours en faveur du développement de la culture scientifique et technique (cst) se répètent depuis trois décennies. Ils déplorent tous une « désaffection » des sciences et envisagent les mêmes types de solutions pour y remédier, comme la mise en route d’un enseignement plus concret des sciences, une présence plus forte de la science sur des médias attractifs pour le plus large public (télé, expositions dans des lieux culturels, renforcement du réseau de centres de culture scientifique) ainsi que l’association des citoyens aux choix technoscientifiques majeurs.

Contexte : catégorisation scolaire et fonctions des dispositifs de culture scientifique et technique

Certes, ces discours se distinguent à la marge par les capacités qu’ils reconnaissent aux profanes à se forger eux-mêmes des savoirs et Michel Callon (1997) a distingué trois points de vue différents sur la place qui leur est conférée dans les dispositifs de cst : le premier, qu’il a qualifié de « modèle de l’instruction publique » verrait la cst comme une éducation uniquement descendante visant à combler un déficit de connaissance par l’alphabétisation des publics, le deuxième viserait à organiser un « dialogue entre savoirs savants et profanes », tandis qu’un troisième envisagerait la possibilité de les associer à une « co-construction de savoirs ». Mais, même si cette typologie permet à certains auteurs (Felt, Bensaude-Vincent, Le Marec) de noter une croissance progressive des déclarations d’intention en faveur du deuxième point de vue, voire du troisième dans certains cas liés à des organisations de malades chroniques ou à des revendications écologiques, le constat le plus frappant est celui de la répétition systématique des discours que Bernard Schiele (2005) résume ainsi

« … la cst est depuis fort longtemps au centre d’un projet social. Tous les pays — à des degrés divers, certes — y ont souscrit. Augmenter le niveau d’information scientifique du public, revaloriser l’image des sciences, impliquer le public dans des débats et engager les jeunes à faire carrière en science… Voilà le leitmotiv obligé de toutes les politiques et de toutes les mesures adoptées. […] Vingt ans après […], il est frappant de constater à quel point les arguments invoqués hier sont aussi ceux d’aujourd’hui. Pourquoi faire comme si tout était à refaire, pour mieux proposer le même programme ou presque ? Alors, pourquoi l’alibi d’une refondation ? L’argument, comme je l’ai rappelé, est que le fossé (knowledge gap) entre la science et la société, loin de se combler, continue de se creuser ; que les efforts consentis n’ont pas suffisamment porté leurs fruits ; qu’il faut périodiquement raviver l’intérêt, relancer la mobilisation… » (p. 27) 

Comment interpréter de telles répétitions et ce constat d’inefficacité sociale des dispositifs de développement de la cst qu’elles sous-tendent ?

Une des caractéristiques communes à tous ces discours, c’est qu’ils s’intéressent à des questions à dimension sociale (relation « science et société ») alors qu’ils utilisent une rhétorique affective typique de l’échelle individuelle (désaffection). Or, il est facile de réfuter l’idée selon laquelle ce serait seulement l’existence systématique de difficultés cognitives individuelles qui expliquerait l’échec des politiques de cst, par le simple fait que les sciences seraient trop ardues pour être accessibles au commun des mortels. En effet, de nombreux exemples ont montré, a contrario, qu’à l’échelle individuelle ou du petit groupe, des personnes de tout niveau scolaire peuvent s’approprier des sujets ou des expériences liés aux sciences lorsqu’elles en éprouvent l’envie ou la nécessité et qu’elles ont l’opportunité de s’y impliquer concrètement. Tel est le cas dans des cadres aussi différents que des clubs d’astronomie, des associations de malades souffrant de pathologies chroniques, des groupes de passionnées d’ornithologie ou d’entomologie, de cerfs-volants, d’entrainement fractionné ou de militants de l’agriculture biologique ; de nombreux blogs ou groupes sur les réseaux sociaux en témoignent. Pourquoi de telles situations, fondées sur une motivation ou des enjeux personnels (participation à des clubs, ateliers ou réseaux associatifs, actions et prises de paroles militantes, épisodes autodidactes via des expos ou d’autres médias), n’ont-elles pu servir de levier pour réduire cette représentation de « désaffection » ? Comment interpréter le fait qu’une grande variété d’individus ou des petits groupes puissent localement manifester de tels intérêts tandis que les politiques nationales n’arrivent à rien de plus que déplorer un désintérêt global ?

En réalité, c’est davantage à l’échelle socio-économique que doit se rechercher l’explication : en France, le système d’enseignement initial est conçu et réglé pour ne retenir en baccalauréat scientifique ou assimilé qu’un quart de chaque classe d’âge : il instaure de fait une catégorisation entre ceux qui sont scolairement scientifiques et les autres qui ne le sont pas. Ainsi, les résultats de l’enseignement formel français en matière de formation scientifique académique sont, chaque année, les suivants : 10 % des effectifs des classes d’âges seront ingénieurs, médecins ou chercheurs (supérieur à bac + 5 en sciences ou disciplines assimilées) et 15 % seront des techniciens supérieurs (entre bac s et bac + 4). En revanche, les trois quarts restant verront leur formation scientifique interrompue avant le bac, voire bien avant pour un quart de chaque classe d’âge (cf. figure 1).

Ces ratios résultent de paramètres socio-économiques et du système d’ajustement empirique entre la carte scolaire et les projections du marché de l’emploi et des besoins de main-d’œuvre ; ils ne sont pas directement modifiables par décision politique, sauf par distorsion volontaire de ce mécanisme d’adéquation à la demande présumée de qualifications.

Figure 1 : Répartition des trajectoires scolaires d’une classe d’âge en France

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(2010, graphique olv, données men)

Ainsi, le système d’enseignement initial, réglé pour ne retenir en bac scientifique qu’un quart de chaque classe d’âge, catégorise les élèves en produisant trois quarts d’adultes non-technoscientifiques pour un seul quart de technoscientifiques. Parmi ces trois quarts qui n’obtiendront pas de baccalauréat scientifique ou assimilé, la grande majorité le vivra comme un jugement d’inaptitude, marqué par des notes insuffisantes dans les domaines scientifiques. Une fois devenus adultes, il y a fort à parier que ce jugement d’inaptitude ne sera pas sans conséquence sur leur rapport aux savoirs scientifiques. À l’obstacle cognitif analysé par Bachelard (1938) s’ajoutera sans doute une forme d’obstacle motivationnel, que nous qualifierons de « conatif », à même de produire ensuite comme une résignation apprise, voire une auto-prophétie de ne plus être capable de s’intéresser aux sciences (Las Vergnas, travail en cours).

Dans ce contexte marqué par la catégorisation scolaire, comment décrire les fonctions sociales des dispositifs de cst pour tous ? Sur la figure 2, on distingue1 quatre types de rôles différents selon les âges et les positions au regard de la catégorisation scolaire des publics visés.

Les dispositifs de type 1 visent à élargir les situations de découverte scientifique pour tous les jeunes avant l’âge de la catégorisation scolaire. C’est le cas, par exemple, de l’exploradome de la Cité des enfants à La Villette, ou du dispositif « petite ourse » de l’Association française d’astronomie (Afa). Le type 2 vise à encourager les vocations technoscientifiques comme les « olympiades de physique ». Les types 3 et 4 correspondent à des dispositifs qui s’adressent à des non-scientifiques (après l’âge de la catégorisation scolaire). Ceux de type 3 se fondent sur la différence entre scientifiques et non-scientifiques pour proposer une vulgarisation des savoirs savants ou organiser un dialogue entre ces savoirs et les opinions profanes : on y retrouve les modèles i et ii de Michel Callon (cf. supra, le « modèle de l’instruction publique » et celui du « dialogue des savoirs ». Enfin, a contrario, le type 4 correspond à des situations où des non-scientifiques transgressent la limite de leur statut de profanes et sont impliqués dans un processus de production de savoirs et non pas seulement de réception, comme c’est le cas dans les situations de « science participative » (cf. plus loin) sous-tendues par le « modèle de la coproduction » de Callon.

Figure 2 : Répartition des fonctions de la cst pour tous

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 (graphique olv)

La CST et le renforcement de la catégorisation scolaire

Peu de dispositifs de cst institutionnalisée sont de type 4 et, de fait, la plupart de ceux promus par les discours officiels ne visent pas à contrecarrer la catégorisation scolaire mais davantage à permettre d’en gérer les à-côtés socio-culturels :2 donner tout de même un socle initial à tous, malgré la pénurie de formation scientifique des enseignants du primaire (type 1), sélectionner le bon nombre de jeunes ayant la vocation (type 2), puis organiser le dialogue et la vulgarisation minimum nécessaire à la productivité, à la consommation et au confort individuel et social des adultes dans une société de boîtes noires (type 3).

De fait, la cst institutionnalisée s’intéresse à la façon dont les personnes vivent dans le monde de la Big science.3 En ce sens, elle ressemble à une prescription d’alphabétisation dont les thématiques sont à la fois très proches et très lointaines des profanes. Elles leur sont imposées par les médias sous forme de préoccupations envahissantes (nucléaire, nanotechnologies, ogm, écologie) alors qu’en vérité elles leur sont conceptuellement étrangères et incompréhensibles. Aussi, au lieu de favoriser un lien entre les rudiments scientifiques présents dans la culture générale liés aux pratiques techniques (jardinage, bricolage, musique, sports, cuisine, forme et santé), la cst prescrite est-elle centrée sur des sujets inaccessibles dont les soubassements renvoient beaucoup à leurs échecs scolaires en maths, physique ou biologie. Elle se révèle ainsi inadaptée à réduire le clivage scientifiques/non-scientifiques : au contraire, elle renforce la rupture épistémologique entre savoirs scientifiques et savoirs quotidiens : au lieu de mettre en valeur les opportunités d’acculturation scientifique fournies aux profanes par leur quotidien technique, cette conception clivée de la cst, qui renvoie aux savoirs et disciplines scolaires, introduit une nouvelle forme d’obstacle4 épistémologique, qualifiable de « scolastique ».

Aujourd’hui, un analyseur de ce champ de la cst pour les adultes est l’état de la coexistence des deux types 3 et 4. Si le type 3 organise le dialogue entre scientifiques et profanes, sans remettre en cause ce clivage de catégories, le type 4 favorise a contrario l’appropriation de savoirs scientifiques et de méthodes en s’autorisant à transgresser la catégorisation scolaire et le stéréotype qui en découle, poussant à opposer scientifique/non scientifique. Alors que la cst de type 3, peu préoccupée des obstacles conatifs et scolastiques, se situe surtout dans la lignée de la diffusion de biens culturels de vulgarisation, ou l’organisation de débats d’opinion, le type 4 est porté par des groupes que marque une vision inspirée des courants historiques de l’éducation populaire. Ceux-ci militent pour des « savoirs choisis » et des apprenances (Carré, 2005) à visée d’émancipation ou d’empowerment (habilitation), par exemple, pour gérer au mieux une maladie chronique en s’appuyant sur les savoirs expérientiels, participer à certaines investigations militantes ou s’accomplir au travers de loisirs technoscientifiques expérimentaux, comme ceux conduits dans les clubs scientifiques qui offrent des situations de métacognition non-scolaires.

À partir de là, on peut comprendre pourquoi les discours sur la cst ne font que se répéter : paradoxalement, la cst instituée ne vise pas à changer le rapport au savoir scientifique, mais à rendre socialement acceptable le rapport construit par la Big science et le système éducatif formel. En cela, l’analyse que l’on peut faire de cette cst prescrite rejoint celles, déjà anciennes, effectuées sur la vulgarisation (Jurdant, Jacoby, Schiele, Le Marec) et l’on peut penser que c’est la mise en scène de cette cst depuis 1974 qui a repris le rôle de « symptôme » que la jouait vulgarisation selon la formulation5 de Jurdant (1973) ; une vulgarisation dont Bensaude-Vincent (2010) dit qu’il faut la voir

« sous un autre jour : en réalité, elle creuse elle-même le fossé qu’elle présuppose en isolant les scientifiques du reste du monde ; elle contribue à sacraliser la science, à entretenir la foi dans le progrès et à soumettre le public à l’autorité des experts. »

Pourrait-il en être autrement ? Pourrait-on faire évoluer dans son ensemble aux sciences le rapport de la société ? Pour y arriver, sachant que le ratio de 25 % de scientifiques scolaires n’est pas ajustable, le seul moyen serait de changer le rapport des 75 % restants aux savoirs scientifiques. Or, la solution ne peut être que de développer massivement les situations de transgression du clivage de type 4 ; une telle démultiplication est-elle envisageable ? Répondre à cette question nécessite d’abord d’identifier plus précisément ce que seraient ces pratiques. Dans un travail récent (Las Vergnas, 2011), nous avons identifié trois familles de pratiques où l’on constate des appropriations volontaires de savoirs, dans une logique d’empowerment (habilitation), s’appuyant sur des savoirs ou méthodes scientifiques non cantonnés aux disciplines scolaires. Elles sont présentées dans le tableau 1 ; il s’agit de l’auto-clinique, de l’investigation militante et du loisir scientifique à base de projets expérimentaux. Comme elles consistent non en réception de savoirs vulgarisés ou enseignés, mais en autoproduction de nouveaux savoirs savants, la plupart du temps en s’appuyant sur une dimension collective, elles sont bien qualifiables de « transgressions ».

Tableau 1 : Manifestations d’intérêt transgressives de la catégorisation scolaire

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(Las Vergnas, 2011)

La quatrième colonne est là pour mémoire. Elle est consacrée aux recours au « raisonnement rationnel » renvoyant à des conduites dans lesquelles est fait momentanément appel à la logique ou à un raisonnement hypothético-déductif au cours d’un tâtonnement pour résoudre un problème (abstrait ou concret), faire un choix entre plusieurs solutions ou mettre au point un dispositif. On pourrait qualifier ces recours6 de cst diffuse.

La gestion d’une maladie chronique dans une logique d’auto-clinique, les investigations militantes (par exemple, écologique) et les pratiques de loisirs scientifiques expérimentaux constituent ainsi les rares familles d’appropriation autodirigée de savoirs savants. Dans chacune, des profanes peuvent en effet être conduits à dépasser leur sentiment d’inefficacité vis-à-vis de la production de savoirs scientifiques et à s’atteler — individuellement ou en groupe — à un travail légitime de co-construction autodirigée de savoirs scientifiques.

Comme un autre article du présent numéro (Jouet et Las Vergnas) est consacré spécifiquement aux pratiques de construction de savoirs amateurs par des malades chroniques, nous allons nous focaliser dans la suite sur l’analyse de la transgression de la catégorie scolaire dans les loisirs scientifiques.7

L’astronomie de loisir

Une étude de cas de pratiques expérimentales

De fait, parmi les pratiques « amateurs » des non-scientifiques, certaines peuvent être qualifiées de pratiques d’allégeance, et d’autres de transgression des catégories. Ainsi, l’amateur qui lit des revues de vulgarisation, visionne des documentaires ou écoute de conférences entretient-il davantage un rapport d’allégeance face à un savoir qui lui est transmis via un processus proche de la transposition didactique scolaire que l’astronome amateur qui vérifie des orbites d’astéroïdes lors de séances d’observation.

On peut affiner cette définition en cherchant des critères discriminants entre ce qui serait un état d’allégeance ou de transgression. Dans ce but, il nous parait pertinent de prendre comme étude de cas les pratiques de projets expérimentaux développées en France entre 1970 et 1990 en astronomie, période marquée par un fort volontarisme et la formalisation d’un modèle nouveau d’interactions entre profanes, pairs et monde académique.

En effet, au début des années 70, au sein de la fédération nationale des clubs scientifique (fncs) se développent de nouvelles formes de pratiques expérimentales ; elles sont apparues par la convergence d’une critique des activités routinières de clubs menée au sein de l’association astronomique de Paris en Sorbonne grâce à une tentative de transférer l’expérience des projets développés au sein des clubs « fusées expérimentales » avec l’aide du cnes (Las Vergnas, Piednoël et Gautier, 2011). Attachés en priorité à l’appropriation de méthodes d’investigation et de résolution de problèmes, les animateurs de la fncs favorisent la mise en place dans les clubs, stages ou centres de vacances des projets de recherche en petits groupes. Ce courant volontariste naît en particulier dans le champ du loisir astronomique, qui propose d’élargir des pratiques habituelles de conférences, de soirées d’observation ou de construction d’instruments par la réalisation de manips scientifiques autodéterminées et autodirigées par des groupes, hors de tout cadre scolaire (Las Vergnas et al., 1975, 1977).

En astronomie, comme dans beaucoup de sciences d’observation, des amateurs ont d’abord permis l’invention de la professionnalisation, puis ont toujours été associés aux projets de recherche en lien avec ces mêmes astronomes professionnels, notamment aux fins d’observations de surveillance pour lesquelles était précieuse la disponibilité de nombreux bénévoles équipés d’instruments personnels (Gerbaldi et al., 1987 ; Dunlop, 2002). Certes, ces pratiques étaient plutôt l’apanage de quelques chevronnés, souvent fédérés en France au sein de commissions spécialisées (étoiles doubles, surfaces planétaires, soleil, comètes) de la société astronomique de France ou d’associations spécialisées comme l’association française des observateurs d’étoiles variables (afoev). A contrario, les membres de clubs se retrouvaient plutôt pour des soirées d’observations hédonistes, la construction d’instruments (y compris pour en tailler et polir les miroirs), voire d’un observatoire, et des activités de vulgarisation classique comme des séances de conférences ou des mises en place d’expositions.

La principale spécificité des nouvelles pratiques favorisées au sein de la fncs, c’est l’autodétermination par le groupe du protocole d’expérimentation. Le modèle n’est plus celui où les amateurs sont simplement des collecteurs de données, comme dans le cas de campagnes de mesures systématiques d’éclats et d’orbites ou de surveillance de surfaces planétaires et de potentielles comètes, mais ils choisissent eux-mêmes une étude qui les intéresse, dont le résultat est d’ailleurs souvent scientifiquement déjà établi : estimation de la masse de Jupiter, distance ou âge d’un amas d’étoiles, température d’une tache solaire (Las Vergnas et al., 1975, 1977, 1981 ; Dargery, Las Vergnas et Morando, 1978).

Ainsi, c’est à partir de savoirs et de recherches déjà stabilisés, pris dans le domaine public, que le groupe (souvent aidé par un animateur interne ou externe) détermine, aussi bien en termes de but, de méthodes ou d’instrumentation, l’étude à laquelle il va se livrer. A priori, il ne cherchera pas à trouver des résultats innovants, mais à les ré-établir à sa façon, à partir de ses propres observations.8 Pour cela, il va adapter ou inventer un protocole, concevoir et fabriquer la chaîne de mesure, puis traiter et interpréter lui-même ses données pour arriver à sa propre conclusion, en règle générale la confirmation d’un résultat connu.

Ces activités déclinent dans le domaine scientifique des principes et valeurs communs aux mouvements dits d’éducation populaire : sachant que les loisirs peuvent être des temps de libre développement (Dumazedier) et d’acquisition de savoirs émancipateurs, de réseaux de clubs et d’animateurs pourraient permettre l’essaimage de ces pratiques. Elles constituent une alternative davantage auto-dirigée à des pratiques plus scolaires de vulgarisation descendante, de construction aux ambitions simplement technologiques ou de collection de rapports d’observation sans insertion dans un projet hypothético-déductif ou modélisateur.

En s’appuyant sur une modélisation en étapes d’une expérience scientifique comme oheric (Giordan 1978) ou la plus récente diphteric (Cariou, 2002), on peut figurer les différences entre les contributions amateurs à des collectes de données et ce type de manips expérimentales (voir le tableau 2).

Tableau 2 : Responsabilité des acteurs dans les différentes phases d’une expérimentation

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Chaque flèche indique le sens du flux de savoirs : vers le haut, il est produit par les non-scientifiques ; vers le bas, par les scientifiques ; horizontal, il vient du domaine public.

La frontière entre ces deux types de pratiques n’était d’ailleurs pas si nette. D’une part, certains amateurs impliqués dans des programmes de surveillance systématique développaient aussi eux-mêmes des instrumentations (par exemple, des photomètres photoélectriques ou des micromètres pour mesures d’écarts angulaires) ou des protocoles spécifiques (mesures visuelles multiples pour réduire les incertitudes par la loi des grands nombres). D’autre part, inversement, les clubs qui réalisaient des manips expérimentales avaient souvent des difficultés à ne pas simplement reproduire des expériences empruntées à d’autres groupes. Il en résulte que le choix d’expériences originales est bien plus restreint que le nombre d’astres pourrait le laisser croire : dans la plupart des cas réels, on observe plus de reproduction et moins d’invention et d’autodirection de la part des groupes que ce qui est figuré dans le tableau 2.

De fait, contrairement aux autres « sciences à amateurs »,9 l’astronomie se révèle limitée en diversité de terrains ; alors que les études de faune, de flore ou de fossiles peuvent être différentielles selon les lieux, seules de rares manips d’astronomie sont dépendantes des conditions locales (parallaxes lors d’occultations d’astres par des astéroïdes ; météores atmosphériques et études de la pollution lumineuse).

Malgré ces différences, une même typologie peut être utilisée pour classer ces activités de loisirs scientifiques à dimension d’observation de phénomènes naturels, quel que soit le champ scientifique concerné, comme l’astronomie, l’écologie, la géologie, où l’on retrouverait entre autres le cas habituel de pratiques d’allégeance de type « vulgarisation scientifique » (type 3) et les deux cas de transgressions décrits ci-dessus :

— contribution ponctuelle à l’avancement des résultats de la science par l’association en tant que technicien de collecte à une équipe regroupant amateurs et professionnels (type 4.1.)

— projet expérimental entièrement autodéterminé et autorégulé (type 4.2).

Des critères de scientificité pour les pratiques amateurs

Pour voir en quoi ces différentes pratiques pourraient être assimilables à des pratiques de scientifiques reconnus scolairement, on peut examiner quatre critères liés à la représentation de la validité :

(a) leur maîtrise des connaissances liées au champ d’investigation ;

(b) leur capacité à trouver, critiquer et le cas échéant assimiler des connaissances utiles à l’investigation ;

(c) leur capacité à construire et conduire une expérience réfutable ;

(d) leur capacité à utiliser les résultats d’une expérience spécifique.

Faute de données sur les adultes en clubs, et même de données récentes sur les plus jeunes, nous en sommes réduits à nous référer à des données de l’époque sur des recherches d’actions conduites avec des adolescents en centre de vacances. En 1977, est publiée une synthèse (Las Vergnas, 1977), concernant sept équipes-projets (la figure 3 en présente un extrait). Sur une batterie de quinze objectifs concernant les méthodologies de nature scientifique (choix d’un dispositif expérimental, conclusion de corrélations, sélection d’un objet à étudier), chaque équipe en a acquis entre sept et douze et il est patent, au vu des comptes rendus publiés par les participants que les sept groupes10 ont globalement développé les capacités b, c et d au cours des projets.

D’une manière plus générale, on peut estimer que ces acquisitions (en particulier c et d) sont d’autant plus favorisées que le projet est autodéterminé et autorégulé et que les interprétations et publications sont autoproduites, ce qui correspond à plus de flèches ascendantes sur les diagrammes présentés dans le tableau 2 ; les projets de type 4.2 sont donc davantage formateurs en la matière que les 4.1. En ce qui concerne la question clef des rapports avec les savoirs académiques (critère a), les compétences acquises dans ce type de pratiques sont des « connaissances situées », au sens qu’elles sont reliées à la résolution spécifique du problème posé par le projet et non ancrées dans un cadre conceptuel général : on détermine la masse de Jupiter, sans forcément resituer la notion de masse dans une vision de la gravité. D’où l’importance des relations du projet avec le monde scientifique académique, qu’il s’agisse des sources textuelles ou d’interactions avec des chercheurs. En la matière, les projets 4.1, qui par nature sont en lien avec des équipes et des protocoles professionnels, pourraient garantir plus d’interactions formatives, sous réserve que les amateurs ne soient pas cantonnés uniquement au rôle peu formateur au plan notionnel de cueilleurs de données et qu’il y ait bien des sessions de formation mélangeant amateurs et professionnels.

Tableau 3 : Extrait du tableau d’analyse des acquis méthodologiques

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(Las Vergnas et al, 1977)

Un développement qualitatif et non-quantitatif du loisir astronomique expérimental

Quarante ans après, force est de constater que ces formes de pratiques expérimentales de loisirs ne semblent pas quantitativement développées, malgré des stratégies très élaborées d’essaimage (cf. encadré 1) ou des programmes et publications spécialisées.11

Pour analyser cette question, il est possible de comparer des données des deux éditions (1994 et 2004) de l’inventaire du paysage du loisir astronomique, réalisé par l’afa et l’anstj pour le compte du ministère de la Recherche analysant les pratiques de près de quatre cents clubs et associations en France. On y constate (Las Vergnas, Gautier, Piednoël, 2010) que le nombre cumulé de participants à ce type de projet (4.1. ou 4.2) n’a pas augmenté, alors que les technologies sont devenues plus abordables et se sont démocratisées.

Encadré 1 :

Stratégie de démultiplication des loisirs scientifiques dans les années 70-90

Le projet qui motive la fncs depuis sa création (en 1968) est celui d’un large développement de telles activités scientifiques et technoscientifiques (Gautier, 1989). Les équipes de la fncs chercheront à l’atteindre en tentant d’associer à ce mouvement :

1. les organisations thématiques susceptibles de souhaiter aussi le développement de clubs scientifiques expérimentaux pour les jeunes, comme en volcanologie et en entomologie,

2. les tenants de l’introduction de pédagogies actives des sciences à l’école au sein des équipes de l’inrp avec V. Host, J. Deunf travaillant sur la pédagogie par objectif, les 10 % pédagogiques et les activités d’éveil,

3. les mouvements d’éducation populaire impliqués dans des actions fondées sur la valeur émancipatrice des savoirs, comme les Francas ou les cemea

4. les animateurs et décideurs du cadre de référence que constitue le Palais de la découverte (lien avec les sections du club JeanPerrin, proposition puis expérimentation des salles de découverte) et ensuite ceux de la Cité des sciences avec en particulier un groupe de travail « clubs scientifiques » mis en place dès 1982 sous la présidence de M. Bignier et dont le rapport constituera le premier volume de l’éphémère collection des « Études de La Villette ».

Concrètement, les résultats ne seront pas ceux espérés :

1. le projet (explicite en 1968 à sa création) de transformer l’intention exprimée par l’intitulé de fncs en une réelle organisation fédérative multidisciplinaire se révèle peu partagé par une galaxie de structures atomisées et sera symboliquement abandonné faute de volonté de convergence en 1977 lors du changement de nom de la structure en anstj (association nationale science technique jeunesse).

2. au sein de la fncs le lien va se faire entre ces activités surtout caractéristiques des temps de loisirs avec des cadres d’actions plus proches du monde scolaire : classes transplantées, formation des enseignants pour les activités des 10 % pédagogiques… Ces pratiques de manips expérimentales vont ainsi s’étendre à d’autres secteurs, comme la télédétection (avec les images de l’ign, du satellite Landsat et bientôt des simulations de spot) la découverte du milieu naturel (quadrat, transect, trousse d’analyse de l’eau) ou les énergies renouvelables (cylindro-paraboles, thermocouples, thermo-siphons). En fait, si ces activités ont donné naissance non seulement à des activités en classes, mais aussi à des centres de vacances, elles n’ont pas conduit à un développement sous la forme traditionnelle de clubs extrascolaires, sauf peut-être spécifiquement pour les activités proches de l’informatique (clubs Microtel et quelques activités robotiques) ou temporairement en lien avec des individus militants.

3. en 1985, profitant du contexte de « l’année mondiale de la jeunesse », un des dirigeants, J.-C. Guiraudon, en lien étroit avec les pilotes des grands réseaux laïcs d’éducation populaire, va importer du Quebec le concept d’exposciences puis pérenniser ce mouvement en créant le Cirasti, tête de réseau national du lien entre éducation populaire et loisir scientifique ; mais, lié aux exposciences, le Cirasti restera très marqué « jeunes », d’autant que les groupes d’adultes pratiquant des loisirs proches d’une dimension scientifique (technobricolages, pratiques numériques, entraînements sportifs scientifiques, randonnées découvertes de milieux naturels…) ne font pas de lien entre leurs activités de loisirs et une quelconque dimension scientifique — obstacle scolastique oblige — sauf dans ces champs préexistants, comme l’astronomie, ou alors dans quelques champs mixtes avec les activités artistiques (photo, musique), ou techniques (bricolage…).

Figure 3 : Nombre annuel de participants à différentes activités de loisir astronomique, comparaison 1994/2003

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La figure 3 montre qu’a contrario, le public des soirées tout public, type « nuits des étoiles », a doublé, passant de un million deux cent mille à deux millions quatre cent soixante mille (scolaires ou extrascolaires), alors que celui des autres catégories est au mieux resté constant. À noter que le nombre des participants à des projets utilisant l’un des trois observatoires de mission ouverts aux amateurs12 en France s’est même très largement réduit.

En revanche, si le développement quantitatif de ces projets expérimentaux n’a pas été au rendez-vous, leur évolution qualitative a été très significative. Plusieurs communautés d’amateurs se sont perfectionnées et sont aujourd’hui à la pointe de l’expertise métrologique ; elles s’inscrivent dans la continuité des pratiques de type 4.1 (collecte de données), rendues plus précises et fiables grâce aux progrès des capteurs et aux avantages de la numérisation (voir encadré 2), mais aussi plus collaboratives, grâce à internet, comme les communautés hébergées à l’adresse http://astrosurf.fr. Ces communautés sont spécialisées autour d’outils (caméra ccd, spectromètres) ou de programmes de surveillance thématique, comme ceux conduisant à des découvertes d’astéroïdes ou de comètes, à des vérifications d’occultations, à l’étude des phénomènes mutuels des satellites de Jupiter, d’événements photométriques ou encore à des mesures de météores.

En outre, les possibilités de projets numériques distribués ont permis de développer des activités en réseau de plusieurs types :

— Les projets de calcul partagé, comme Milkyway@home (http://milkyway.cs.rpi.edu). Administré techniquement par la plateforme logicielle Boinc qui permet de mettre les ressources inutilisées de son ordinateur au service de projets scientifiques, Milkyway@home a pour but de générer des modèles 3d du centre et des bras de notre galaxie. Les amateurs prêtent seulement leurs ordinateurs ; ils n’observent pas et ne font pas eux-mêmes d’interprétation.

— Les projets de travail humain collaboratif, comme GalaxyZoo (http://galaxyzoo.org) Ce projet a d’ores et déjà associé plus de deux cent cinquante mille amateurs dont le rôle est de reconnaître à l’œil la forme des galaxies sur des images du Hubble Space Telescope. Les amateurs apprennent à identifier les formes sur les images qu’ils reçoivent par téléchargement, mais n’observent pas eux-mêmes.

— Les projets fondés sur des campagnes concertées d’observations thématiques, comme GlobeAtnight (http://globeatnight.org). Ce projet propose à tous de participer à des campagnes mondiales d’étude de la pollution lumineuse. En observant les étoiles visibles depuis leur propre ciel dans la constellation d’Orion, ils fournissent des données sur la pollution lumineuse dans leur environnement local. Les participants partagent leurs données via un site internet.

Le tableau 4 montre comment ces activités s’organisent en matière d’autodirection et de responsabilités.

Tableau 4 : Responsabilités respectives des acteurs dans les projets distribués MilkyWay@Home, GalaxyZoo et GlobeAtNight

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Conclusion : la cst revisitée par l’obligation démocratique

GlobeAtnight témoigne aussi d’une évolution actuelle du champ de la cst, bien au-delà du cas particulier de l’astronomie, en s’inscrivant dans la logique des « sciences participatives ». Celles-ci se développent en particulier pour la « protection de l’environnement, telles qu’elles sont, par exemple, définies dans le livret de l’Ifree (2010) intitulé « Sciences participatives et biodiversité » : à l’intérieur des activités dites de « sciences citoyennes »,13 elles proposent « à un public de non-spécialistes de collecter des données dans un domaine lié à la biodiversité ». Notons qu’il s’agit là d’une définition minimale,14 réduite aux activités de type 4.1 (cf plus haut) ; plus généralement, l’expression de « sciences participatives » englobe toutes les formes de partenariats institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation (picri) qui donnent une place prépondérante aux citoyens et à leurs savoirs.

Et de fait, si jusqu’à présent la cst instituée ne se préoccupait que peu des pratiques de type 4, la situation change avec la volonté actuelle de travailler en priorité sur la place des « sciences dans la société » : à partir d’analyse des textes officiels de la commission européenne, Felt (2010) observe en effet que la formulation des objectifs de la cst européenne a été marquée par quatre périodes : celle de l’information des publics (1985-1995), de la sensibilisation 1995-2000, du développement de la relation science/société 2000-2005, et à partir de 2005, du travail sur les sciences en société. Cette question est, par exemple, l’objet principal de l’association « Pour une fondation sciences citoyennes », créée en 2002, et du réseau international Living Knowledge, fédérant les acteurs des « boutiques de sciences » ou des expériences de community based reseach, développées récemment en France sous les acronymes de picri et de qsec. De plus en plus explicitement, des financements publics de la cst sont fléchés vers ce type d’activités.

Ainsi, une boucle pourrait bien être en train de se boucler en ce qui concerne la cst. Le champ qui se reconnaissait dans les années 70 sous l’appellation d’animation scientifique, et prônait le développement du loisir scientifique « actif » en lien avec les mouvements d’éducation populaire, a été progressivement absorbé de 1980 à 2000 dans une grande institutionnalisation des politiques et appareils de cst, privilégiant de fait une consommation culturelle plus « passive ». Ensuite, progressivement, des mouvements citoyens ont obligé cette institution à se poser la question de construire de nouvelles modalités de travail concrètement liées aux habitants. Or, de simples stratégies de vulgarisation ou même de dialogues entre opinions profanes et savoirs n’ont pas suffi à donner un sens concret à l’expression « rapprocher la science de la société », consacrant au contraire la catégorisation scolaire de la figure 1. Ainsi, s’affichent aujourd’hui les « sciences participatives » comme solution alternative aux pratiques d’allégeance de type 3 qui ne font que renforcer les écarts entre scientifiques et non-scientifiques. Il reste à éviter que les participations citoyennes n’y soient pas limitées à un simple travail de collectes anecdotiques de données, mais prennent pied dans la conception et puissent s’en approprier les résultats.15

On sortira ainsi peut-être de la répétition velléitaire des discours de cst grâce à la démultiplication des pratiques de type 4, favorisant non seulement les « sciences participatives au service de la biodiversité », mais aussi toutes les autres (tableau 1) permettant de transgresser les catégories scolaires : d’autres investigations militantes, des actions de co-construction de savoir des malades chroniques (cf. article Jouet et Las Vergnas) et bien sûr des loisirs scientifiques expérimentaux. Encore faudrait-il que de telles activités puissent devenir plus que socialement marginales.

Encadré 2 :

Où en est-on aujourd’hui des loisirs scientifiques extrascolaires ?

Plusieurs organisations d’éducation populaire, comme le Cirasti — mouvement français des exposciences —, s’inquiètent aujourd’hui d’un affaiblissement significatif des formes classiques (à savoir dans les réseaux comme les mjc) de loisirs et clubs scientifiques extra-scolaires, tous champs scientifiques confondus. Mais ce point n’est pas suffisamment documenté pour être étudié finement car le qualificatif de scientifique est particulièrement imprécis, voire auto-référent, de même que, s’agissant de jeunes d’âge scolaire, la notion de loisirs n’est pas claire. La recherche des loisirs ou pratiques scientifiques amateurs se révèle en fait un point aveugle des études sur les pratiques culturelles (Donnat 2009, Lahire 2004) ou les loisirs en général. Celles-ci ne s’y intéressent pas spécifiquement et les études focalisées sur la cst ne fournissent pas de données quantitatives sur ce sujet : soit elles sont trop générales, soit elles ne sont que qualitatives (travaux sur les passions cognitives de Charvolin, 2010).

On peut cependant évoquer l’indicateur indirect qu’est le désengagement des institutions de cst pour les clubs scientifiques ces dernières années en France. Par exemple, alors qu’en 1981, le projet naissant de La Villette prévoyait la mise en place d’une base technique des clubs scientifiques, il n’en reste rien aujourd’hui. Elle fut effectivement installée en 1986, mais progressivement utilisée comme centre de travaux pratiques pour des classes « Villette » avant de fermer définitivement ses portes au milieu des années 90. Au Palais de la découverte, les clubs Jean-Perrin furent arrêtés voici quelques années. Et aujourd’hui, aucune activité au sein d’universcience (établissement public créé par regroupement du Palais et de la csi pour devenir la référence nationale de la cst) n’est en lien avec des clubs scientifiques. On pourrait multiplier les exemples de projets institutionnels annulés, comme les clubs Inserm-jeunesse ou le dispositif « Vacances-plaisir des sciences ».

Dématérialisation des loisirs scientifiques ?

Cependant, ce type de constat ne suffit pas à confirmer l’impression de disparition des loisirs scientifiques extrascolaires, d’autant qu’aujourd’hui, des auteurs les citent a contrario comme exemples des pratiques amateurs qu’ils disent observer en plein développement. Ainsi, en 2010, Flichy voit-il la période actuelle comme celle du « sacre de l’amateur » aux rangs desquels il compte les « amateurs de connaissances », vulgarisateurs amateurs via Wikipédia, ou chercheurs amateurs participant à des contre-expertises ou à des « recherches de plein air » ; dès 2003¸ Leadbeater et Miller constataient que 58 % des habitants16 du Royaume-Uni se déclaraient impliqués dans des situations qualifiables de « professionnalisme amateur », instaurant une Pro-am Revolution.

Pour y voir plus clair, il faut tenter de caractériser les évolutions technologiques susceptibles de modifier le paysage des loisirs scientifiques. On voit apparaître de nouveaux outils de captation d’images et de données, avec la généralisation des caméras et autres capteurs et analyseurs numériques17 ainsi que quatre types d’opportunités d’actions partagées à distance, permettant :

1. de contribuer intellectuellement à traiter des données à domicile (GalaxiesZoo) ou à alimenter des bases et des collectes de données (GlobeAtnight, ou en dehors de l’astronomie TelaBotanica).

2. de devenir co-auteur, depuis le vulgarisateur amateur au sein d’encyclopédies participatives (Wikipédia) jusqu’au programmeur amateur de parties de logiciels (logiciels libres co-écrits en open source)

3. d’utiliser les grandes bases de partage d’images (FlickR) ou de vidéo pour s’en servir dans des travaux d’analyse de leur contenu (sociologie des images les mieux notées par exemple), soit pour y créer des espaces dédiés à de nouveaux projets.18

4. d’utiliser du calcul distribué (cloud computing, cf. http://boinc.berkeley.edu/) permettant des projets de simple « prêt de temps machine » comme Seti@home ou MilkyWay@home.

Pour être complet, il faut bien sûr ajouter les opportunités de projets technologiques eux-mêmes, dont on peut citer deux cas emblématiques : les constructions d’instrumentation, comme les caméras ccd ou les spectrographes développés au sein de l’association Aude et les télescopes à distance fournissant — à la demande — des images via internet (automatisés ou non, collectifs ou individuels, opérés à distance, voire placés en fermage sous un ciel idéal).

Toutes ces opportunités vont de pair19 avec de nouvelles formes d’exposition de soi dans une sphère relationnelle qualifiée d’extime20par plusieurs auteurs. Voilà qui fournit de nouvelles possibilité de faire connaitre ses pratiques de loisir (y compris techniques et scientifiques) et de donner envie à d’autres de les partager. Mais plus généralement, les opportunités de métacognition se multiplient pour les internautes et les utilisateurs de logiciels : la plupart des outils avancent sous forme très didactiques des données statistiques en temps réel et la majorité de la population a aujourd’hui accès à des traitements, des possibilités d’intégrations dans des bases géographiques conviviales comme Googlemaps ou à des fonctions de traitements d’image.

Se pourrait-il alors que, par le double effet d’internet et de cette présumée Pro-am revolution, apparaissent de nouveaux loisirs scientifiques en ligne ou que l’on assiste à une « dématérialisation » de certains d’entre eux ? Y aurait-il un phénomène de transfert du cadre habituel de l’éducation populaire vers les nouveaux réseaux sociaux numériques ? Là encore, on ne dispose pas de données exploitables :21 la révolution des Pro-am observée par Leadbeater et Miller est quantitativement portée22 par ceux qui jardinent (18 % de la population du Royaume-Uni), ou bricolent (15 %), pratiquent un sport (9 %), créent des objets artisanaux (8 %). De plus, chercher à mesurer le poids des activités de loisirs scientifiques nous renvoie à la question de l’obstacle scolastique introduit plus haut : comment définir autrement que par référence à l’univers des disciplines scolaires ce qui est qualifiable de loisir scientifique ?

En choisissant sciemment de prendre le cadre universitaire comme référence, on peut considérer deux catégories :

1. les loisirs portant sur des sujets scientifiques (lss), au sens académique du terme, comme l’astronomie, la volcanologie, voire l’anthropologie ou la sociologie si l’on y inclut les sciences humaines et sociales,

2. les loisirs fournissant des opportunités de développer des appropriations scientifiques (lfos, comme le traitement d’images numérique pour améliorer ses photos, le circuit binding pour produire de nouvelles sonorités, les statistiques pour suivre l’audience de son blog ou de sa page Facebook, l’amélioration raisonnée de son entraînement fractionné pour un raid), voire plus généralement des métacognitions savantes (construction d’une arborescente pour écrire une fiction interactive).

On peut alors formuler deux hypothèses :

1. Au travers des blogs et réseaux fréquentés et animés par ceux qui pratiquent des lss, les sujets scientifiques sont comme bien d’autres (cuisine, politique, tourisme…) plus largement visibles comme objets d’intérêt et de loisirs. Sans doute en résulte-t-il un effet de contagion qui accroît le nombre de pratiquants. De plus ces pratiquant doivent aussi profiter de ces nouveaux outils pour diversifier, voire transcender leurs limites anciennes, s’associant plus fréquemment à des projets participatifs ou développant davantage d’activités savantes.

2. À partir de pratiques en ligne de loisirs traditionnellement non-scientifiques, comme la musique ou le sport, on devrait assister à de plus en plus de situations de métacognition savante (comment améliorer tel effet, comment visualiser tel résultat, comment comparer, comment rendre compte, prendre part…) et par là même voir s’agrandir la sphère des lfos. Autrement dit, les possibilités offertes par le numérique donneront une dimension scientifique, certes marginale mais bien présente, à beaucoup de pratiques amateurs. Voilà qui renvoie à « l’esprit scientifique diffus » (quatrième colonne du tableau 1).

Ainsi, ces évolutions doivent-elles justement bouleverser la limite lss/lfos. Avec les nouveaux outils apparaissent souvent des méthodes ou des sujets scientifiques au sein de domaines où ils n’étaient pas patents, comme des projets de sociologie via FlickR ou des blogs sur l’entrainement à la natation, transformant des passions ordinaires en passions cognitives, voire passions scientifiques.

Notes de bas de page numériques

1 . Il s’agit, bien sûr, plus d’idéal-types que d’une typologie fondée sur une partition rigoureusement disjonctive des cas observés.

2 . On peut faire l’hypothèse, qu’en parallèle, les discours sur « la formation tout au long de la vie » (version formation professionnelle continue) servent eux à en gérer les conséquences en termes socio-économiques et de productivité au travail (Las Vergnas, 2008).

3 . au sens de Derek Price, 1964.

4 . L’auteur le définit ainsi : l’obstacle scolastique est le fait qu’un non-scientifique ne peut imaginer que des savoirs qu’il possède et met en œuvre dans sa vie quotidienne puissent être qualifié de « scientifiques ».

5 . Dans sa thèse, Jurdant conclut de la vulgarisation scientifique :

6 . Ces épisodes sont diffus et souvent intériorisés, s’inscrivant dans un continuum de micro-stratégies de tâtonnements ou de schèmes heuristiques dirigés par le besoin d’obtenir un résultat et non celui de s’approprier ou de mettre en œuvre des savoirs et prennent fin dès que le résultat attendu (réparation, bricolage, automédication, dosage, interprétation d’un symptôme…) est atteint.

7 . Les situations d’investigations militantes peuvent être vues comme intermédiaires entre l’auto-clinique (avec laquelle elles partagent la gravité de l’enjeu) et les loisirs scientifiques expérimentaux (avec lesquels elles partagent en règle générale l’auto-détermination de l’implication).

8 . De telles pratiques peuvent particulièrement se développer en s’appuyant notamment sur des opportunités apportées par des objets clefs qui se démocratisent, voire peuvent être construits ou achetés à l’échelle d’un groupe d’amateurs : en astronomie, on peut citer les analyseurs de lumière comme les réseaux de diffraction permettant de photographier facilement le spectre d’une étoile brillante ou les filtres colorés pour en estimer la température et les capteurs photoélectriques ou autres systèmes métrologiques, comme les densitomètres, ou les blink microscopes qui permettent d’objectiver des observations. Pour les clubs spatiaux, il s’agit des moteurs de micro-fusées, des appareils photos embarquables, des accéléromètres, ou autres thermomètres, baromètres, cinémomètres.

9 . pour reprendre l’expression de Charvolin (2007)

10 . On parle ici des acquisitions du groupe et non de chaque individu et c’est justement ce niveau du travail en groupe qui permet la verbalisation et donc la grande partie des opportunités de métacognition, et par là même les possibilités d’assimilation et d’accommodation.

11 . Voir l’ouvrage « Pas à pas dans l’univers », planète sciences, Vuibert, 2009, et le programme des ateliers « ciel et espace » sur http://www.afanet.fr

12 . Il s’agit des trois télescopes de soixante centimètres du Pic du Midi, de Saint Véran et de l’observatoire Jean-Marc Salomon à Buthiers

13 . Voir également la brochure « Observons la nature, des réseaux et des sciences pour préserver la biodiversité » éditée par l’association Tela Botanica (2010),

14 . C’est d’ailleurs le cas de GlobeAtNight, qui comparé aux projets d’astronomie expérimentale du type fncs des années 80 cités plus haut, ne propose en fait qu’une faible implication des profanes. En revanche, les projets fncs n’avaient aucun caractère d’expression d’un problème écologique, communautaire ou citoyen, dimension difficile à faire émerger en astronomie académique ce qui y rend difficile la mise sur pied de picri, sauf justement dans le champ de la protection du noir du ciel nocturne où œuvrent des réseaux d’investigation militante.

15 . Si l’on caractérise la transgression de la catégorisation de non-scientifique par le fait d’oser s’approprier des outils et démarches scientifiques, alors, il faut une participation active (au moins une flèche vers le haut) dans chacune des grandes phases d’une investigation.

16 . [58 % of the population are] « doing a Pro-Am activity » and « the xxth century was shaped by the rise of professionals, but now a new breed of amateurs has emerged […by which…] enthusiasts are changing our economy and society ».

17 . y compris en versions portatives géolocalisées, voire équipées d’accéléromètre et de boussole.

18 . Cf. l’atlas virtuel de la Lune de C. Legrand http://chlegrand.free.fr/ mais qui utilise sa propre base de gestion d’images.

19 . Elles s’interpénètrent aussi avec des facteurs psycho-sociaux, comme l’élévation du niveau éducatif et économique moyen, sans qu’il soit d’ailleurs aisé de clarifier les relations de causes à effet. De plus, les réseaux numériques brouillent les limites entre les temps autrefois repérés comme de travail, d’activités ménagères, d’obligations familiales et pur loisir, ainsi qu’en témoignent le développement des achats en ligne ou les usages mélangés des messageries électroniques. Emergent, par exemple, des activités de « soin de soi » en ligne, comme la recherche d’information ou de résolution de problème de santé, pour soi ou ses proches.

20 . Par référence à l’extimité, notion introduite par Tisseron (2001) à propos des témoignages normalement intimes mais diffusés lors de débats des télévisions populistes et d’émissions de téléréalité,

21 . Une double étude prometteuse est actuellement lancée par Auffray et Fréard (2010) sur les réseaux de liens entre les différents noms de domaines français hébergeant des pages à contenu astronomique en complément d’un travail mené à Paristech sur les contributions astronomiques à Wikipedia. Cependant, elle est limitée à la cartographie des liens entre noms de domaines (alors que, par exemple, de très nombreux groupes distincts d’amateurs se sont fait héberger sous des noms de sous-domaines différents comme de l’adresse « astrosurf.fr ») et ne permettra pas de rendre visibles les pratiques sur des réseaux sociaux sans doute utilisés par des amateurs, comme facebook et flickR. L’idéal serait de conduire en parallèle une étude sur le paysage des clubs et amateurs, du type de l’inventaire du paysage du loisir astronomique produit par E. Piednoël et al. pour l’Afa, cf. :

22 . Cependant, les auteurs affichent comme exemple emblématique au début de leur ouvrage la découverte de la supernova 1987a.

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Pour citer cet article

Olivier Las Vergnas, « Pratiques « amateurs » en astronomie et transgression de la catégorisation scolaire entre scientifiques et non-scientifiques », paru dans Alliage, n°69 - Octobre 2011, Pratiques « amateurs » en astronomie et transgression de la catégorisation scolaire entre scientifiques et non-scientifiques, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3266.

Auteurs

Olivier Las Vergnas

Créateur en 1993 et directeur depuis cette date de la Cité des métiers à La Villette, est secrétaire général du réseau international qui réunit les trente plates-formes labellisées dans huit pays sur ce modèle. Il est chercheur invité au sein de l’équipe « Apprenance et formation des adultes » de l’université de Nanterre. Astrophysicien, il préside l’Association française d’astronomie. Impliqué dans les réseaux de l’éducation populaire depuis quarante ans, il a en particulier co-créé en 1991 les « Nuits des étoiles ». Il est aussi auteur de romans d’anticipation sociale traitant en particulier d’intelligence artificielle, comme Un vrai temps de chiens, (réedition sous presse, Pocket, 2012)