Alliage | n°69 - Octobre 2011 Amateurs ? 

François Grey  : 

Cybersciences participatives : un nouvel âge pour les amateurs ?

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Texte intégral

L’univers du journalisme a été bouleversé ces dernières années par l’apparition des réseaux sociaux qui permettent en toujours plus grand nombre de participer au recueil, au filtrage et à la diffusion des informations. Bien que certains journalistes professionnels, au début, aient résisté à cette évolution, la plupart d’entre eux aujourd’hui apprécient ces réseaux qui étendent leurs sources d’information et en facilitent la distribution : le public est partie prenante de l’action désormais.

L’internet pourrait-il un jour entraîner une semblable révolution dans le monde de la science, effaçant la frontière entre amateurs et professionnels ? En physique des particules de haute énergie, cela peut paraître improbable : comment des amateurs pourraient-ils apporter quoi que ce soit de substantiel à l’analyse des gigantesques masses de données issues du lhc, l’accélérateur géant du centre européen de recherche nucléaires à Genève ? Pourtant, dans bien des domaines de la recherche scientifique, les perspectives de voir les amateurs contribuer sérieusement sont en plein essor.

L’astronomie moderne, par exemple, possède une longue tradition de sérieux travaux dus aux amateurs, par exemple, dans la détection des comètes ou des supernovas. Mais l’internet a considérablement amplifié l’ensemble des projets que les amateurs peuvent entreprendre. Ainsi, le projet GalaxyZoo, mené par des chercheurs de l’université d’Oxford, invite des volontaires à participer à un travail de classification des images de galaxies à partir d’une simple interface sur la toile. Non seulement de la sorte les astronomes recrutent des centaines de milliers d’assistants bénévoles et empressés, mais ces auxiliaires peuvent eux-mêmes faire d’intéressantes découvertes. C’est le cas d’une institutrice néerlandaise, Hanny van Arkel, qui remarqua dans l’une des images de GalaxyZoo un objet astronomique de nature inconnue, qui avait jusque là échappé aux professionnels, il est désormais connu sous le nom de Hanny’s Voorwerp (objet de Hanny).

GalaxyZoo n’est que l’un de nombreux projets bénévoles qui bousculent aujourd’hui l’astronomie. D’autres programmes, tels Stardust@home, Planet Hunters, Solar Watch et MilkyWay@home, contribuent à la recherche de pointe. Le projet Einstein@home utilise du temps d’ordinateur gracieusement offert pour chercher, entre autres, des signaux de pulsars dans les données radioastronomiques. Conduit par des chercheurs de l’institut Max Planck de recherche sur la gravitation, ce projet a publié ses premiers résultats l’an dernier dans la revue Science, en y associant les noms des volontaires dont les ordinateurs avaient fourni chacune des découvertes.

La recherche participative

Cependant, c’est dans des domaines traditionnellement inaccessibles aux profanes que l’on trouve certains des résultats les plus impressionnants de la recherche amateur. Il en va ainsi du jeu sur ordinateur FoldIt, où les joueurs s’affrontent en cherchant à replier des protéines dans leur état d’énergie minimale. Les humains sont banalement bien plus performants que les ordinateurs dans de telles tâches, car l’esprit humain est remarquablement apte à de tels puzzles spatiaux — et les adolescents y sont en général bien meilleurs que les biochimistes entraînés. Les scientifiques de l’université de Washington à l’origine du projet FoldIt ont découvert que, spontanément, les joueurs se sont mis à collaborer pour explorer de nouvelles stratégies de repliement, une possibilité que les chercheurs n’avaient pas anticipée. En d’autres mots, les replieurs de protéines ont initié leur propre programme de recherche.

La physique des hautes énergies pourrait-elle bénéficier de ce type d’approche ? Peter Skands, un théoricien du Cern, le pense. Il travaille avec ses collègues sur un projet d’adaptation des modèles aux données du lhc, où c’est par un délicat ajustement visuel des paramètres du modèle que les physiciens essaient d’obtenir le meilleur accord global. Une collaboration avec un étudiant convainquit Skands que même des gens ignorants des effroyables détails de la physique du lhc pourraient résoudre efficacement ce problème essentiellement visuel.

Les bénévoles peuvent déjà contribuer à un autre programme dans lequel Skands est impliqué, en offrant du temps de calcul sur leurs propres ordinateurs pour simuler le résultat des collisions au lhc. Le projet a déjà mobilisé de l’ordre de dix mille volontaires qui ont simulé plus de cinq milliards d’évènements de collisions. De tels projets de calcul distribué, comme aussi Einstein@Home, ne sont pas aussi passifs qu’il pourrait y paraître. Nombre des contributeurs ont passé un temps considérable à aider les développeurs en leur rendant compte de façon détaillée des bogues rencontrés au cours des stades initiaux du projet. Un site de messagerie et un système d’affichage du temps de calcul effectué, tous deux fournis par une plateforme libre appelée boinc, ajoutent des éléments de réseau social et de jeu au projet.

Le projet lhc@Home2.0 s’appuie sur la technologie de machine virtuelle Cernvm développée au Cern, qui permet aux complexes codes de simulation de tourner aisément sur les diverses plateformes informatiques des bénévoles. Des simulations complètes d’expériences au lhc, qui semblaient techniquement impossibles lorsque le premier projet lhc@Home fut initié en 2004 pour simuler la stabilité du faisceau de proton dans l’anneau du lhc, ont maintenant la capacité de développer de façon significative les ressources de calcul pour ces expériences. De tels projets en effet recrutent typiquement des dizaines de milliers de bénévoles, une notable fraction des quelques duex cent cinquante mille processeurs actuellement mis en jeu dans les quatre expériences du lhc.

Une perspective humanitaire

lhc@Home2.0 est un exemple de projet qui a bénéficié du soutien du Centre de cyberscience citoyenne (ccc), fondé en 2009 dans le cadre d’un partenariat entre le Cern, l’Institut de recherche et de formation des Nations-unies et l’université de Genève. Un objectif majeur du ccc est de promouvoir l’apport de forces bénévoles de calcul et de réflexion aux chercheurs des pays en voie de développement, car une telle approche fournit de considérables ressources aux scientifiques pour un coût minime. De telles ressources peuvent aussi être mobilisées pour faire face à de pressants défis humanitaires et développementaux.

C’est le cas du projet Computing for Clean Water, mené par des chercheurs de l’université Tsinghua de Pékin. Ce projet a été développé par le ccc, avec le mécénat philanthropique de la firme ibm. Le but est de simuler comment l’eau s’écoule à travers des nanotubes et d’étudier l’utilisation de réseaux de nanotubes pour des systèmes à bas coût de filtration et de désalinisation d’eau. Les simulations exigeraient des milliers d’années sur le réseau informatique d’une université, mais peuvent être menés à bien en quelques mois seulement grâce aux ressources bénévoles rassemblées par la World Community Grid d’ibm.

Un autre exemple est la cartographie bénévole pour le compte d’unosat, le programme opérationnel d’applications de cartographie par satellite. Bien qu’un large éventail de techniques participatives de cartographie soient disponibles aujourd’hui, le recours aux images de satellite pour évaluer les dommages dans les régions dévastées par la guerre ou les désastres naturels n’est pas simple, même pour les experts. Cependant des évaluations rapides et précises à des fins humanitaires sont vitales quand il s’agit d’estimer les coûts de reconstruction et de mobiliser rapidement la communauté internationale et les ong. Avec l’aide de chercheurs de l’université de Genève et des laboratoires hp de Palo Alto, unosat est en train de tester de nouvelles approches pour une évaluation participative des dommages par des volontaires. Ceci implique l’utilisation de méthodes statistiques pour améliorer les résultats, mais aussi de modèles inspirés par l’économie où les bénévoles peuvent voter les uns les autres sur la qualité de leurs résultats.

Il existe des centaines de projets de cyberscience citoyenne mobilisant des millions de volontaires, mais dans leur grande majorité, ils appuient les chercheurs des pays développés. Une large part des activités du ccc consiste à développer la prise de conscience dans les zones en voie de développement. Avec le soutien de la Fondation Shuttleworth en Afrique du Sud, le ccc a organisé une série de « hackfests » : événements de deux jours où scientifiques, développeurs de logiciels et citoyens enthousiastes se rencontrent pour élaborer de nouveaux projets collectifs, que les chercheurs peuvent alors améliorer. De tels événements ont déjà eu lieu à Pékin, Taipei, Rio de Janeiro et Berlin, et d’autres sont prévus cette année en Afrique du Sud et en Inde.

Les sujets abordés jusqu’ici incluent : l’utilisation de téléphones mobiles comme simulateurs de bactéries, le suivi des maladies bactériennes propagées par les voies aériennes comme la tuberculose, la détection des tremblements de terre à l’aide des capteurs inclus dans les ordinateurs portables, et la numérisation des données économiques à partir des archives gouvernementales. Parce que les utilisateurs finaux — les citoyens volontaires eux-mêmes — participent à ces évènements, il y a une forte incitation à rendre ces projets aussi accessibles et attractifs que possible, de façon à impliquer toujours plus de volontaires et toujours plus activement.

Lors de ces « hackfests », quand on demande aux plus engagés des bénévoles quelle gratification ils attendent de leurs effort en ligne, une réponse frappante et fréquente est la possibilité de faire des suggestions aux scientifiques quant au cours de leurs recherches futures. En d’autres mots, il y a chez ces volontaires le désir de s’engager plus concrètement dans les processus de la science qui se fait. Ils sont fort modestes dans leurs attentes et comprennent bien que leurs idées ne seront pas toutes utiles ou réalisables. Que les scientifiques rejettent ces propositions comme des interférences mal venues ou qu’ils accueillent l’ample force de travail offerte par les amateurs informés, c’est ce qui reste à voir. Mais la leçon est claire : en science aussi, le public veut être partie prenante de l’action.

Pour citer cet article

François Grey, « Cybersciences participatives : un nouvel âge pour les amateurs ? », paru dans Alliage, n°69 - Octobre 2011, Cybersciences participatives : un nouvel âge pour les amateurs ?, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3264.

Auteurs

François Grey

Actuellement professeur de calcul scientifique distribué a l’université de Tsinghua en Chine, il est aussi coordinateur du centre de Cyberscience citoyenne au Cern, et auparavant a mené les projets de calcul volontaire LHC@home et Africa@Home pour le CERN. Physicien de formation, il croit passionnément à la participation active du public dans la science, et blogue sur ce thème à www.billionbrainblog.com