Alliage | n°69 - Octobre 2011 Amateurs ? 

Florian Charvolin  : 

La « cause » des sciences citoyennes

Plan

Texte intégral

Regroupées depuis le début du xxie siècle sous ce terme, les sciences citoyennes associent amateur, profane, néophyte, homme du commun au professionnel, spécialiste, scientifique pour co-construire des connaissances.1 Ces sciences sont particulièrement développées en histoire naturelle. Le problème méthodologique auquel est régulièrement confrontée la recherche sur les sciences citoyennes est de buter sur des discours de personnes pour lesquelles l’excellence scientifique ne constitue pas une justification suffisante de leur pratique, à la différence du professionnel. Que faire avec des expressions du type :

« Je participe au Suivi temporel des oiseaux communs, ou alors à Feederwatch, parce que j’aime les oiseaux » ?

Et pour autant ces personnes, qui affirment leur investissement dilettante, le justifient par leur participation à la « vraie » science :

« J’apporte seulement ma pierre à l’édifice scientifique ; je participe à la construction de connaissances réelles, ou encore sérieuses »,

entend-on souvent dans le discours des amateurs. On a pu souligner tout ce que cela impliquait comme décalage, de ne pouvoir invoquer une raison professionnelle — avec formation, disciplinarité et régulation par les pairs, etc. — à l’action envisagée (Charvolin, 2010).

En particulier, la position de profane encourage à recouvrir par un autre type de discours les échanges communicationnels que l’on peut avoir dans le feu de l’action sur le site d’observation dans la nature, pour reconnaître et se mettre d’accord sur ce qui est vu. En effet, l’impact de l’activité naturaliste amateur ne se limite pas au discours « dans » le feu de l’action, mais est précédé ou continué par des discussions réflexives dès l’abord du site, ou dans les coulisses, avec d’autres amateurs ou sa famille et ses amis. Elle prend toute sa place dans les multiples cercles de sociabilité des personnes, lorsqu’elles parlent de leur passion ou justifient le choix fait de se lever à cinq heures du matin pour observer telle espèce d’oiseau. Autrement dit, il faut distinguer l’existence d’un discours « dans » l’action, par lequel communiquer, c’est aussi accomplir une activité d’observation, et puis le discours « sur » l’action, celui, par exemple, apparaissant avec insistance lorsque les personnes sont amenées à justifier l’énergie qu’elles passent sur le terrain alors même qu’elles ne sont pas payées pour le faire (Lynch, 1985). On peut dire que le discours dans l’action répond à une question d’efficacité du message transmis, et se juge par rapport à des critères d’excellence, voire une conformité à des règles techniques. De ce point de vue il règne une sorte d’allant de soi, de routine tacite sur les activités spécialisées qui empêche de les remettre en cause systématiquement et régulièrement. C’est tout l’inverse pour les discours « sur » l’action, dont la teneur engage l’identité narrative des personnes à qui leur entourage demande de justifier leur engagement, leur « plan de vie », comme dirait Paul Ricœur, c’est-à-dire l’orientation en fonction de valeurs, voire d’une morale guidant leur choix de vie. J’ai pu observer que les amateurs, qui affirment la gratuité de leur acte, sont plus enclins à se justifier et surtout revenir plus souvent que les professionnels sur les raisons de leur engagement. Cette remarque avait déjà été faite par Ricœur, qui voit dans l’identité narrative et la réflexivité qu’elle suppose une activité beaucoup plus présente chez des personnes pour lesquelles la professionnalité est moins affirmée que celles dont les logiques tacites de jugement à l’excellence sont plus intériorisées (Ricœur, 1990, p. 209). Une autre façon de dire cela est d’assimiler les sciences citoyennes à des projets, des programmes ou des organisations qui s’apparentent à un activisme ; à savoir un engagement social en fonction d’une cause qui motive la participation par l’orientation morale ou politique qu’elle propose à ses membres. On peut ainsi rapprocher les programmes comme le Suivi temporel des oiseaux communs, le projet Öland Flora ou le Garden Moth Survey, de mouvements sociaux qui fonctionnent à la cause, à la mobilisation de la société civile. Les sciences citoyennes conjuguent entreprise scientifique et mouvement social.

C’est à la comparaison entre le langage des causes de la théorie de l’action collective, et le langage des causes dans la sociologie des sciences que sera consacré cet article. Le fait massif des réponses des citoyens scientifiques à la question de ce qui les motive, est, comme on l’a dit, l’amour de la nature et le souci de science. La question consiste à savoir comment prolonger les justifications profanes par la passion, sans substituer l’imposition d’une rationalité sociologique à la teneur des justifications invoquées. Comment ne pas dénaturer cette « cause » pour laquelle il est dit qu’on s’engage, comment trouver le biais et les ressources sociologiques pour décrire l’engagement sans faire intervenir une raison ad hoc se substituant à la raison que les gens évoquent pour l’oiseau, le papillon ou l’orchidée dont ils héritent ?

Je procéderai en trois temps ; en premier lieu, je ferai un rapide tour de la diversité des programmes de sciences citoyennes ; un deuxième moment sera consacré à une reconsidération de ce que Isabelle Stengers nomme les obligations et les exigences des scientifiques, notamment dans leur rapport au profane ; un troisième temps examinera la question de la « cause » des citoyens scientifiques en corrigeant la théorie des mouvements sociaux par le recours à la sociologie des sciences.

Panorama de quelques sciences citoyennes

Le premier indice de la montée en puissance des sciences citoyennes au niveau international n’est pas tant manifeste dans l’apparition de tel ou tel projet que dans la constitution d’une scène où le projet apparaît en parallèle à d’autres, du même acabit. En France, l’association Tela-Botanica a fait des recherches et proposé en 2009 une recension du panorama jusqu’alors partielle et morcelée, de quarante-trois programmes de sciences citoyennes. Une brochure en propose la série, chaque fois présentée selon un format identique (date de création, temps consacré à l’observation par le bénévole, public, etc.) ce qui a le mérite d’affirmer une unité des sciences citoyennes qui apparaissait au départ plutôt virtuelle et prospective que réelle. Avant les recensions de Tela-Botanica et d’autres, la teneur des sciences dites « citoyennes » qualifiait plutôt une certaine approche de la science, forme d’autoprésentation de disciplines, engagées politiquement à réduire la distance entre l’homme ordinaire et le spécialiste. C’était en ces termes que se posait l’interrogation sur leur mode d’existence dans un livre prospectif datant de 2007 : Des sciences citoyennes ? (Charvolin et al., 2007). En Grande-Bretagne, le Muséum d’histoire naturelle de Londres a proposé le même genre de recension, tableau synoptique similaire à celui de Tela-Botanica, soutenu par la promulgation d’une « Citizen Science Strategy 2009/10-2020 », en mars 2009. L’appui des chercheurs en sciences sociales de Lancaster dont a bénéficié le Muséum londonien (Ellis, 2005), donne le même tour militant et engagé que l’initiative de Tela-Botanica ; la catégorie de science citoyenne participe alors d’une redéfinition de l’épistémologie de ces sciences, dans le sens d’une intervention de plus en plus massive de ce que Brian Wynne (de Lancaster) appelle les « lay-experts » ou experts profanes. Aux États-Unis, existe un portail de recherche sur les sciences citoyennes proposant aux consultants d’entrer en machine le nom de l’organisme de la faune ou de la flore qui les intéresse et celui-ci présente alors les différents programmes de sciences citoyennes consacrés à cette espèce. On reconnaît là le pragmatisme américain qui fait de la médiation d’internet et son accessibilité très ouverte, la plateforme à travers laquelle l’information est transmise aux personnes, qui peuvent alors comparer les programmes et adhérer à celui de leur choix.

Au total, les programmes répertoriés sont très divers. Il s’agit, par exemple, du Garden Moth Survey anglais, une enquête sur les papillons de nuit des jardins, consistant à fabriquer un piège à papillons de nuit, à l’installer et à le relever en début de journée pour observer les papillons, définir leur espèce et les relâcher. Il s’agit également du programme de suivi des chauve-souris consistant à se munir d’une parabole et d’un matériel d’enregistrement et à parcourir une route avec des points d’arrêt fixes où l’on enregistre le cri des chauves-souris. Ces données sonores sont ensuite centralisées numériquement sur une base de données accessible à tous les membres amateurs et professionnels du réseau. Il s’agit encore de l’observatoire des papillons de jardin lancé par le Centre de recherche sur le baguage des populations d’iseaux (crbpo) et l’association Noé-Conservation, qui requiert de quelque cinq mille bénévoles adhérents de périodiquement observer les papillons dans leur jardin, de noter les espèces contactées, et de transmettre les données informatiquement au crbpo. On peut citer également le programme Suivi temporel des oiseaux communs (stoc), point d’écoute, qui demande à quelque mille bénévoles de se déplacer sur un carré tiré au sort à proximité de leur résidence et de relever toutes les espèces d’oiseaux entendues sur dix points d’écoute répartis sur le carré. Le bénévole envoie ensuite ses données au crbpo par internet. Enfin, aux Etats-Unis, le programme Feederwatch, pendant plus ancien de stoc, sauf que pour celui-ci, il s’agit d’observer les oiseaux aux nichoirs dans les jardins des particuliers de novembre à avril, saison hivernale, et d’envoyer périodiquement les données au laboratoire d’ornithologie de l’université Cornell.

Au-delà de la variété des projets, les constantes, sont en premier lieu : très peu de barrières à l’entrée de ces programmes, la plupart selon des modalités différentes destinés à l’homme ou la femme du commun. L’accès à internet, la disponibilité souvent à faible coût du matériel nécessaire pour observer, la mobilité des personnes grâce aux moyens de transport modernes et aux temps de loisir, etc. (Barrow, 1998), et le pragmatisme managérial insufflé parmi les états-majors universitaires (Charvolin soumis), sont autant d’explications du regain de l’amateurisme naturaliste constaté actuellement — sans compter l’émergence de l’étude des phénomènes globaux, comme le changement climatique, lequel nécessite de grosses bases de données d’où le recours à une masse d’observateurs amateurs.

La démocratisation des pratiques va donc de pair avec une orientation de l’intérêt des bénévoles pour des « projets », une forme d’organisation flexible très en vogue par rapport à des structures de militantisme plus institutionnelles, verticales et exigeantes en terme d’affiliation identitaire. Je reviendrai sur ce point en troisième partie.

En deuxième lieu, les programmes ont pour colonne vertébrale des « protocoles ». Ce sont les ensembles de règles d’attention lors de l’observation, de dispositifs (pièges à papillons de nuit, apprêt du jardin, sonogrammes ou herbiers etc.), et des pratiques documentaires par lesquelles se font l’encodage et la transmission de l’information, quitte à redoubler ces pratiques par des contrôles de qualité par des états-majors (n’y a-t-il pas de données aberrantes ? faut-il demander des photos à tel ou tel amateur qui rapporte avoir vu telle espèce rare ?), qui font la teneur à la fois de l’astreinte que se mettent les bénévoles dans leur engagement à participer, et la rigueur de la donnée scientifique.

En troisième lieu, fort de ce qui vient d’être dit, les programmes de sciences citoyennes n’entretiennent que de lointains cousinages avec leur prédécesseurs du xixe siècle. Dans le catalogue de Tela Botanica, seuls trois des quarante-trois programmes ont été créés avant l’année 2000. Cela donne aussi la mesure de la nouveauté de ces disciplines d’observation et de ces modes d’investissement populaire dans l’activité scientifique. On a alors un indice de l’engouement qui fait dire à certains que notre époque vit le « sacre de l’amateur » (Flichy, 2010).

Les obligations des amateurs

 La redécouverte récente des amateurs — jusqu’à présent victimes d’une marginalisation du fait que ce sont justement des « amateurs » — pose un problème crucial lorsque ceux-ci ne sont plus seulement les destinataires d’une vulgarisation scientifique, mais co-construisent la connaissance. Cet aspect des choses qui a été souligné par Callon et al. sous le terme de science de « plein air », insiste sur la redistribution du partage des tâches entre laboratoires et société civile ou politique ou encore économie, et de la plus ou moins grande perméabilité entre science et non-science. Une des traductions requise par les laboratoires de recherche est rendue possible par leur isolement, leur fonctionnement à l’écart des modes et des coalitions qui font et défont le paysage politique et économique de nos sociétés. Les laboratoires ont les coudées plus ou moins franches dans leur activité, et notamment pour traduire les phénomènes en connaissances et inventer de nouvelles substances ou techniques, le tout dans un univers clos qu’ils contrôlent. On ne les inquiète pas, à charge pour eux, aidés par certains politiques ou personnalités diverses, d’assurer dans un second temps la traduction de leurs expériences en vraie grandeur ou dans les retombées qu’elles peuvent avoir sur la « société » (Callon et al., 2000).

Or les sciences citoyennes bousculent cette distribution des places qui fait intervenir la société civile au même titre que l’opinion, uniquement en bout de chaîne, destinataires d’une pédagogie de l’explication, d’une simplification des résultats et d’une vulgarisation scientifique à l’usage du néophyte. Avec les sciences citoyennes, les personnes ne sont plus en bout de chaîne mais à l’origine de l’encodage des données, bataillons de profanes qui observent la nature et remplissent des protocoles transmis à des laboratoires de recherche. Sans eux, les sciences naturalistes sont aveugles. L’existence et le développement de sciences citoyennes pose le problème des frontières et de la désaliénation de la recherche, pour en faire un élément que l’organisation en réseaux des sciences ne permet plus de tenir à distance du social. L’argument de Callon et al. est alors un appel à décomplexer les sciences sociales et les inciter à ne pas s’arrêter aux portes des laboratoires mais, au contraire, à inventer des méthodes pour suivre cette science de plein air qui décidément ne peut être séparée en deux de manière schizophrénique : connaissance d’un côté et société de l’autre.

Autrement dit, l’enquête sociologique doit porter tant sur la dimension organisationnelle ou morphologique des sciences citoyennes/mouvement social, que sur la connaissance produite par les sciences citoyennes/extension des laboratoires. Une première réaction sociologique serait de dévier vers une explication « strictement sociale », celle du contexte social, ou de la cause sociologique ce qui, sinon, forcerait à se mêler aux explications des amateurs selon lesquelles l’oiseau ou le papillon sont décrits comme originaires de leur engouement. Si l’on suit le premier réflexe sociologique, il s’agirait, pour le sociologue de s’autocensurer et de déclarer son art incompétent à participer à la descriptibilité de l’oiseau en situation. Et pourtant, Lorimer et d’autres ont montré combien il était possible de dire des choses en sciences sociales sur la descriptibilité des oiseaux, comme ces espèces étendards dont il décrit l’exemplarité (Lorimer, 2007), ou encore comme ces épistopics tels que les qualifie Lynch lorsqu’il étudie avec Law les formes de présentation des oiseaux dans les guides d’observation naturalistes. Le sociologue a des choses à dire du « parler ornithologique » ou du parler « botanique », tout comme le philosophe peut se mêler d’histoire naturelle (Drouin, 2008). Il faut dire alors que l’autocensure du sociologue est induite par le travail scientifique de fixation de frontières et ce qu’on pourrait appeler une « exigence » dont le scientifique dote le rôle que la société civile, le politique ou l’économique, sont autorisés à jouer marginalement pour conforter le spécialiste dans sa position privilégiée. Mais cette « exigence » qui renforce l’écart entre les scientifiques et les autres ne doit pas être confondue avec ce que Stengers appelle des « obligations » (Stengers, 2006). Du point de vue de « l’exigence » des scientifiques, des choses sont solidifiées et peuvent entrer dans un rapport de pédagogisation vis-à-vis de la population et devenir des « paradigmes » au sens où Kuhn en décrit d’abord la présence dans des manuels d’apprentissage pour exemplifier telle ou telle loi (Kuhn, 1983). Or, de ce point de vue, nos sciences citoyennes sont des formes atypiques et un peu monstrueuses si on ne les réduit pas à des dispositifs où les profanes ne savent pas ce qu’ils font, n’ont pas la connaissance et doivent être initiés, formés, éduqués. Autrement dit, les sciences citoyennes ne semblent pas être comprises à moins d’assimiler le « mouvement social » qu’elles représentent à un univers inculte et obscurantiste. Le souci de science relevé dans les interviews ou les réponses de la part de membres profanes des sciences citoyennes correspondrait alors à de la « croyance » dans la science, autre façon de dire que puisqu’ils n’y connaissent rien, le sentiment de participer à la « vraie » science correspond à une adhésion de type « croyance ».

Il s’agit alors, à la suite de Stengers de bien distinguer, d’une part, cette pratique de purification et de disqualification de la « cause » pour l’animal ou la plante qui intervient dès lors que le sociologue cherche à « dévoiler » ce qui se cache derrière, et de l’autre l’attachement explicite à la science et son sérieux du côté des amateurs. Les deux ne se placent tout simplement pas au même plan et Stengers introduit les notions « d’obligation » et « d’exigence » pour bien séparer des choses que l’on pourrait prendre pour similaires. Il est une « obligation » qui tient l’amateur comme le spécialiste, tous deux sur un pied d’égalité de ce point de vue, à savoir l’obligation issue du contact avec l’oiseau ou le papillon ou la plante, qui requiert sérieux et engouement tout à la fois, (protocolisation de l’activité pour en faire une « vraie » science, et aussi passion à laquelle souscrit le dilettante comme « amateur » c’est-à-dire celui qui aime). L’oiseau, le papillon ou la plante « obligent » l’amateur. Autrement dit, l’amateur est un « obligé » de ses marottes et objets de prédilection. Quand on dit qu’il « aime » le martin-pêcheur ou le brun du pelargonium, c’est à cela qu’on se réfère. Une autre façon de traduire la justification conjointe du dilettante pour l’animal et la science s’explique comme une façon de se sentir « obligé » par l’objet de son intérêt. Et l’on se demande comment il en serait autrement. Cette déclinaison réunit en un continuum la cause pour laquelle il engage son temps de loisir en tant que bénévole, et ce qui le motive de manière disciplinaire, avec en ligne de mire la rigueur qu’il attribue aux résultats de l’entreprise collective dans laquelle il se lance. On réunit alors ici les deux dimensions apparemment opposées exposées au début de ce texte : le profane déclare une passion pour ce qu’il observe en même temps qu’il se soumet à la rigueur d’une science « vraie ». On peut prendre l’exemple de petites réponses de bénévoles sondés par l’association Tela-Botanica en 2009. Je cite :

« Chacun apporte les pierres qu’il veut, c’est bien la philosophie non ? »
« J’ai apporté mon petit caillou à l’édifice » ;
« Je contribue à un point de mesure parmi un millier, permettant de faire des cartes de répartition. C’est ma petite pierre » ;
« Je ne suis qu’un maillon de la chaîne. Chaque maillon est indispensable »
« Chacun met une pierre à l’édifice. C’est une petite contribution compte tenu du territoire complet » ;
« Une petite pierre à l’édifice de la connaissance » ;
« Je ne suis qu’un millième de ceux qui se dévouent au programme Stoc » ;
« Avoir fait partie d’une des nombreuses briques du projet »

Comme le disent les amateurs interrogés par l’association Tela-Botanica par questionnaire en 2009 :
« J’apporte simplement ma brique à l’édifice ».

La « cause » entre science et mouvement social

On a ici la conjonction très nette entre, d’une part, la cause pour laquelle s’engagent les amateurs, et en tout cas, par laquelle ils expliquent le plan de vie qui les anime, et les justifications de l’investissement en temps, argent et énergie dans une pratique ad hoc par rapport à leur emploi, et, d’autre part, des « matters of concern » comme les nomme Bruno Latour (2005), c’est-à-dire le caractère engageant des éléments rencontrés dans la nature, ou « contactés », comme disent les ornithologues, et qui impliquent l’étonnement, le questionnement, l’interrogation ou la perplexité. Les profanes, à travers la cause qu’ils décrivent être la leur, sont tenus par les hésitations et les interrogations que produisent les rencontres multiples avec le non-humain. Ils doutent, et ce doute nourrit le concernement en forme d’une série de points d’interrogations qui les travaille. Sur la liste de discussion sur internet du programme Feederwatch américain, on ne compte plus les questions que s’adressent mutuellement les internautes observateurs d’oiseaux, sur les clés de reconnaissance de telle espèce, les meilleurs graines pour nourrir telle autre, les incertitudes sur les prévisions météorologiques qui pourraient annoncer l’arrivée prochaine des oiseaux migrateurs, sans compter les hésitations qu’ont certains à se lancer dans la bataille pour faire mettre en réserve tel bout de nature près de chez eux. Ils ne sont pas devant des états de faits (matter of fact) mais devant des « matières à souci » (matter of concern). Et c’est très exactement cette dimension passionnelle qui fait l’objet de plusieurs travaux sur le « jizz » par exemple, autrement dit, très exactement sur une des modalités de l’observation in situ, et la charge émotionnelle qui s’en dégage.2 Le « jizz » c’est la fulgurance qui s’empare du néophyte identifiant pour la première fois une espèce. On a ainsi, dans un séminaire de recherche, pu parler de « passions cognitives » pour qualifier cette obligation née d’une rencontre.3

En outre, cette façon de lire l’activité du dilettante, permet de réconcilier « l’amateurisme » comme on dit, auquel tient le profane, qui ne se voit généralement pas entrer dans une relation professionnalisante sur ses terrains de prédilection, et puis la référence marquée à la vraie science dont on a vu qu’elle était cardinale pour lui. Par le vocabulaire de » l’obligation » de Stengers on comprend la non-contradiction entre ces deux niveaux ; et du coup on comprend également à quel point il est abusif de réduire la raison scientifique à laquelle adhèrent les profanes, à une simple « croyance », comme si leur statut faisait que de part et d’autre de la frontière de la professionnalité un même intérêt pouvait être désigné comme « croyance » chez le profane ou culture épistémique chez le professionnel. Au lieu de rompre avec les raisons pour lesquelles s’engagent les amateurs, à travers le récit narratif de leur identité, le vocabulaire de l’obligation et des matières à souci, le prolonge, s’aligne avec lui dans une attitude non dénonciatrice.

On peut alors in fine relire la sociologie de l’engagement au prisme des « matières à souci ». Il y a en effet un conflit d’interprétation entre sociologie des sciences et sociologie de l’action collective, dans l’explication de ce qui compte dans le fait d’aimer la cause pour laquelle on s’engage. Soit on invoque des raisons morphologiques sur le positionnement de l’individu par rapport à ses pairs ou à des institutions plus ou moins verticales, ou encore par rapport aux ressources qu’il peut mobiliser (Ion et Ravon, 1998) (Neveu, 2005, p. 100). Et alors on parlera d’affiliation ou d’affranchissement, avec une tendance au détachement et un recentrement sur ce qui compte avant tout pour l’individu : proximité, famille, causes proches. Soit on parle de la redéfinition de ce qui compte, de ces « matières à souci qui comptent » (matters of concern « which matter ») On est alors bien loin du militantisme développé au titre de l’inversion du stigmate d’une population marginale au départ, dont l’engagement civique cherche à renverser sa condition stigmatisée par les bénéfices qu’elle pourra ainsi obtenir dans la lutte, touchant sa personne même, son statut, son rang ou son honneur. Dans les « matters of concern » on parle surtout des « matters » c’est-à-dire des faits matériels dont l’exhaussement ne touche pas directement la personne des bénévoles de science citoyenne, mais conduit à extraire les faits ainsi concernés de la schizophrénie suivante : voir dans les « faits de nature » les « matter of fact » des choses hors du sens puisque le sens serait donné par le social, et donc littéralement « insignifiantes », ou bien des valeurs pleines de sens, chargées socialement, mais alors, pour cette raison absolument « irréelles » par rapport au monde objectif qui nous entoure. Les « matières à souci » reflètent donc une sortie de cette contradiction en décrivant des questionnements, obligations, hésitations, interrogations, appels, convocations, etc., de ce pour quoi les gens disent se mobiliser, et ici c’est la science. Cela fait avancer le collectif en doutant, autre version de » l’affranchissement » mais plus complète, une fois qu’on a restauré le maelström des enchevêtrements de raisons affectives, objectives, sociales, naturelles ou héritées, qui toutes comptent telles qu’on peut les prolonger de cette affirmation simple :

« Je suis à la Ligue pour la Protection des Oiseaux parce que j’aime les oiseaux. »

De ce fait, on ne les réfère pas à une explication sous-jacente et réductrice, on ne les ampute pas des différentes formes par la laquelle la nature impose sa conséquentialité, on ne les regroupe pas dans une morphologie ou une logique sociale qui les saucissonnerait.

Notes de bas de page numériques

1 . Comme toute pratique sociale, leurs activités associent des compétences diverses réparties entre amateurs et professionnels, et connaissent autant de réussites que de crispations autour de relations de pouvoir et de tentatives d’instrumentalisation des uns par les autres.

2 2. Ce moment de reconnaissance soudain du nom et des caractères de telle espèce, qui modifie la position de l’apprenti en le transformant en sachant et qui se traduit par une intense émotion. On pense aussi aux travaux de Jamie Lorimer sur la traque du râle des genêts qui suppose d’emprunter un « devenir  animal » pour se porter sur les lieux de fréquentation du râle et le rôle des affects dans cette quête. (Lorimer, 2008).

3 . Je dois à la réflexion et au travail en commun de Jacques Roux cette sensibilité à la passion et à l’affect dont il a fait le thème central de son Hdr.

Bibliographie

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J.-M. Drouin, L'herbier des philosophes, 2008, Paris, Seuil.

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T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 1983, Paris, Flammarion.

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P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, 1990, Paris, Seuil.

I. Stengers, La vierge et le neutrino, 2006, Paris, Les empêcheurs de penser en rond.

Pour citer cet article

Florian Charvolin, « La « cause » des sciences citoyennes », paru dans Alliage, n°69 - Octobre 2011, La « cause » des sciences citoyennes, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3260.

Auteurs

Florian Charvolin

Chercheur au CNRS au centre Max Weber de l’université Jean-Monnet à Saint-Étienne, il travaille sur l’environnement comme domaine d’action publique et champ historique. Il s’intéresse plus particulièrement à l’après seconde guerre mondiale en France ainsi aux activités environnementales qui se déroulent dans la nature, qu’elles aient à voir avec les connaissances profanes ou scientifiques