Alliage | n°69 - Octobre 2011 Amateurs ? 

Gabriel Gachelin  : 

Être médecin et amateur sous les Tropiques

Plan

Texte intégral

Surtout lorsqu’elles sont écrites par des médecins historiens de leur propre discipline, l’histoire des pratiques et des théories médicales, tout comme celles de l’anatomie du corps et de sa physiologie, suggèrent la construction depuis la Renaissance (en Occident du moins, car la perception du corps et de ses maladies obéit à une tout autre logique en Orient) d’un édifice de plus en plus cohérent et efficace. Certes, il y avait de grands ancêtres auxquels il a fallu un temps se référer, ainsi Hippocrate est-il bien malgré lui tenu pour le premier théoricien de la médecine environnementale, mais cette construction du savoir se réalise largement contre eux, dans le cadre d’une revendication croissante de rationalité, scientificité, technicité et bien entendu d’efficacité.

En Europe, depuis un petit millénaire, la profession de médecin est fortement individualisée, corsetée dans un ensemble de dispositifs qui ne laisse pas de place formelle à l’amateur. Un amateur en médecine serait, au mieux, un auxiliaire de la médecine ou, au pire pour lui, un patient. Le médecin se présente comme un sujet formé dans des écoles spécialisées et par des maîtres reconnus. Ce qu’il faut bien appeler son statut d’expert est authentifié par la corporation médicale dans un contexte universitaire. Dès le xiiie siècle, on est formé à Salerne ou à Montpellier et le savoir de ces lieux fait autorité dans toute l’Europe. Qu’il soit à l’époque issu d’un mélange de textes de l’Antiquité, de pratiques médicales admises ou encore de l’herboristerie empruntée à la médecine monastique et ses jardins d’herbes, ne change rien au fait que le médecin tend déjà à se situer radicalement en dehors des autres pratiques à visée de soins comme celle des rebouteux, mages, sorciers et prédicants : le médecin utilise un savoir qualifiable de scientifique et non un savoir initiatique, enfin officiellement. Il se peut que la faible efficacité de la médecine ait longtemps placé certaines attitudes médicales aux limites du charlatanisme. Peu importe, il existe un clivage très net entre une médecine qui se construit comme un savoir rationnel sinon purement scientifique et les autres savoirs sur la santé qu’elle tend soit à marginaliser, voire à faire interdire, soit à incorporer si une réelle efficacité s’en dégage : que l’on songe, par exemple, à l’enseignement médical de l’obstétrique par Jean-Louis Baudelocque (1745-1810), institutionnalisée à partir d’un mélange d’anatomie humaine et de pratiques des sages-femmes dans les années 1780. Dès que cet enseignement est formalisé, médicalisé, la sage-femme passe dans le statut d’auxiliaire de la médecine, indispensable certes, mais subalterne. Dans ce discours clos de la médecine sur elle-même, il n’y a pas de place pour une pratique de la médecine en amateur, c’en serait alors une pratique illégale. Il n’y a pas non plus de place pour une contribution en amateur à cette discipline : ce serait celle de Charles Bovary, officier de santé s’arrogeant les prérogatives du chirurgien parisien en opérant un pied bot. Amateur en chirurgie, son amateurisme mène à la catastrophe. La représentation de l’amateur dans le champ médical est péjorative. L’histoire de la médecine serait une pure histoire d’hommes de science.

Professionnels et/ou amateurs ?

Est-ce à dire qu’il n’existe ou n’a jamais existé aucune place pour les amateurs dans la construction du savoir médical ? De nos jours, les associations de malades, avec lesquelles les médecins collaborent de plus en plus fréquemment après avoir surmonté de fortes réticences initiales, sont des sources non-professionnelles de savoir sur la maladie et le suivi des soins. Il en est de même des syndicats ou des groupements professionnels dans le recensement des maladies liées au travail. Le remarquable succès des associations de village dans la lutte contre le paludisme rural dans plusieurs pays d’Afrique est un autre exemple : il s’agit de la transformation d’un savoir médical en savoir vernaculaire efficace, en grande partie démédicalisé mais source à son tour d’autres catégories de savoir médical au sujet des écosystèmes palustres, des modes de transmission de la maladie, du rôle de la gratuité des soins dans l’efficacité de la prise en charge. Ce mouvement ne s’arrête pas là et implique également le champ de l’anthropologie médicale à propos de la dénomination des symptômes, du sens qu’on leur donne, de la réception de la médecine occidentale, des modes de transmission et enfin de l’usage des prises en charge locales avant le recours en situation d’urgence à la médecine occidentale. Mais ces exemples de contribution au savoir médical d’individus qu’il faut bien tenir pour des amateurs puisqu’ils ne sont pas des professionnels de la médecine, sont très récents. Ils n’ont guère plus que quelques dizaines d’années et traduisent autant la place prise par l’usager dans son traitement que la relativisation sociale de l’autorité médicale. Ces participations des amateurs concernés sont cependant très importantes à considérer dans le cadre de l’évolution d’une médecine qui deviendrait moins accrochée à la tradition de la médecine scientifique.

Qu’en a-t-il été durant la grande période de construction du savoir scientifique sur les maladies, disons tout au long des xviiie et xixe siècles jusqu’à la Grande guerre. La place de professionnels amateurs en médecine est évidente dans certains domaines. En Savoie, à la fin du xviiie siècle, les premières études épidémiologiques sur le rôle de la qualité de l’eau dans le développement des goitres et l’extension du crétinisme alpin ont été menées par des non–médecins. La cartographie médicale de la France en 1850 a combiné de nombreux savoirs différents. Cette participation des amateurs est patente dans la mise en place de l’hygiène publique. Des non-médecins — mais pouvait-on vraiment les tenir pour des amateurs — ont joué un rôle important dans la propagation des procédures hygiénistes. On trouve dans les journaux d’hygiène des rapports de non-médecins sur des questions de salubrité, les travaux à mener ou les appareils à construire pour améliorer l’hygiène. On peut dire qu’il s’agissait dans ces cas d’une confrontation entre spécialistes : un ingénieur ou un urbaniste, par exemple, avec le médecin hygiéniste ou hospitalier. De ce point de vue, les théoriciens des constructions hospitalières ne sont souvent pas des médecins, mais des architectes et des ingénieurs parfaitement au fait des enjeux médicaux. Un diplôme d’architecte hygiéniste est créé à l’École Spéciale d’Architecture de Paris à la fin du xixe siècle. La construction-assainissement des villes est un autre exemple du contenu de cette nécessaire coopération entre architectes connaissant passablement l’hygiène et médecins connaissant un peu l’urbanisme. Des villes comme Rio de Janeiro ont ainsi été reconstruites vers 1900 dans la logique d’éradication de la fièvre jaune, du moins pour partie.

Des amateurs d’insectes aux entomologistes médicaux

On objectera que chacun, au moins au plan des connaissances générales, pouvait alors se permettre d’être un peu amateur dans le domaine de l’autre. Admettons l’objection. Si l’on s’écarte de ce qui concerne l’hygiène sensu lato, des amateurs ont-ils contribué à la construction d’un pan important du savoir médical ? Si l’on prend ici le cas de l’élucidation de la nature des maladies tropicales, la réponse est oui, et se présente en deux volets successifs. En ce qui concerne l’élucidation de la transmission des maladies dites à vecteur, car transmises par des insectes, ici des diptères, comme la fièvre jaune ou le paludisme, les amateurs ont joué un rôle essentiel bien qu’indirect et les médecins ont fonctionné pendant plusieurs années comme amateurs entomologistes avant de devenir eux-mêmes experts. Un peu plus tard, après 1920, le médecin parasitologue a été contraint de jouer un rôle d’amateur en écologie dans la compréhension du rôle réel des vecteurs et de leur biologie. Ces deux situations posent d’ailleurs, au-delà des positions respectives du médecin et de l’amateur, le problème de la manière dont est assurée la circulation d’informations entre disciplines différentes, souvent difficilement et souvent grâce à des « intercesseurs ».

C’est en effet aux amateurs que l’on doit la construction d’un savoir sur les insectes que les médecins vont devoir s’approprier pour partie sous le terme « d’entomologie médicale ». L’entomologie médicale existe officiellement depuis le premier congrès international d’entomologie tenu à Paris en 1910. L’expression se trouve dans le titre de la conférence inaugurale donnée par Félix Mesnil, entomologiste et parasitologue pasteurien, au demeurant non-médecin. Utilisée auparavant que de manière sporadique, elle définit le cadre d’une discipline, une sorte de sous-ensemble de l’entomologie. Il s’agit de la science de ces insectes responsables, soit directement par piqûre, contact ou morsure, soit indirectement par les parasites et agents infectieux qu’ils transmettent, de diverses maladies chez l’homme. Les autres insectes sont exclus de la discipline. Une avalanche de résultats établis entre 1880 et 1910 légitime la création de cette nouvelle entité, elle-même très liée à la médecine tropicale et coloniale avant de s’étendre plus tardivement aux pays tempérés, le typhus qui suit la Grande guerre ayant beaucoup aidé à cette dernière extension. Une brève liste de résultats d’avant-guerre permet de juger de son importance. Patrick Manson démontre en 1886 la transmission de la filaire par un moustique ; Ronald Ross et Gian-Battista Grassi celle du paludisme par un anophèle entre 1896 et 1899 ; Walter Reed (et sans doute auparavant Carlos Finlay à la Havane) celle de la fièvre jaune par Stegomyia (maintenant appelé Aedes, minuscule diptère) en 1899-1900 ; David Bruce en 1901 celle de la maladie du sommeil par une glossine, la mouche tsé-tsé ; Carlos Chagas celle de la trypanosomiase américaine par une punaise en 1909. Entre-temps, de nombreuses maladies à tiques sont identifiées chez l’homme et chez l’animal, particulièrement chez les bovins de l’Afrique de l’Ouest. Bref, l’étude des insectes dangereux pour l’homme ne se limite plus aux scorpions et araignées, mais doit intégrer des familles d’insectes jusque-là simplement classées comme importunes tel le moustique. Cette explosion de données avait déjà amené Manson à créer la notion de médecine tropicale en 1898, notion plus médiatique que scientifique, comme il le reconnaît dans la préface de son ouvrage Tropical medicine. Elle conduit naturellement à l’invention d’une expression nouvelle voire d’une nouvelle discipline, l’entomologie médicale. C’est cela qui est authentifié en 1910.

Cette liste donne le sentiment que tout le travail a été fait par des médecins. C’est d’ailleurs l’histoire traditionnelle. En réalité, ces travaux des entomologistes médicaux s’appuient presque entièrement sur ceux des amateurs d’insectes, travaux certes colligés et validés par quelques institutions savantes mais savoirs produits et largement détenu par des amateurs. Il faut revenir ici sur la manière dont s’est construite l’entomologie. Ce savoir qui faisait défaut aux médecins existait déjà, du moins quant à son versant taxonomique : il avait été produit surtout au fil du xixe siècle, dès le siècle précédent pour certains insectes comme les coléoptères et les papillons, par des amateurs le plus souvent spécialisés dans la description d’un groupe zoologique particulier. Ceux-ci avaient rassemblé des collections d’insectes, regroupés selon les apparences de leur morphologie, diptères, aptères, punaises, etc., pour ne citer que ceux que les médecins ont besoin de connaître. Ils les avaient nommés et classés selon les procédures en usage.

Ces amateurs bien informés étaient très divers, rarement médecins, mais plus souvent ecclésiastiques, notaires, enseignants et officiers (ces derniers ayant un rôle important pour la constitution des collections d’insectes tropicaux) ; quelques savants voyageurs participent à cette collecte. Ces amateurs peuvent être isolés ou au contraire se rencontrer dans des sociétés savantes locales où ils produisent quantité de petites monographies. Ces connaissances, qu’ils exposent de manière dispersée convergent d’abord vers des sociétés de sciences, puis le plus souvent vers le couple constitué par le Muséum national d’histoire naturelle à Paris et la Société française d’entomologie, créée en 1832 et d’ailleurs hébergée au sein du Muséum. Les règles de nomenclature des insectes sont fixées sur la base de jeux de critères morphologiques, notamment par Pierre-André Latreille (1762-1833), professeur au Muséum. Les insectes décrits et dessinés sont alors reproduits dans des atlas souvent remarquables. La somme des publications ainsi produites, qui couvre toutes les familles d’insectes du monde entier, est impressionnante. En sus des publications, les collections tendent à être rassemblées en un seul lieu national. À la mort des amateurs, leurs collections sont le plus souvent rassemblées dans des muséums, en France, principalement celui de Paris et celui de Lyon, et les échantillons de référence pour une identification y sont présents. La circulation des spécimens est intense : ces collections s’échangent, se vendent et peuvent constituer un enjeu diplomatique. Ainsi, une collection de référence des diptères élaborée en France est-elle acquise par l’Autriche en 1899. Le savoir taxonomique et plus rarement biologique relatif aux insectes, qui seront le fonds de commerce de l’entomologie médicale, est ainsi parfaitement établi à partir du savoir d’amateurs, mis en forme cohérente par de grandes institutions de recherche. On retrouve ici le fonctionnement relativement pyramidal qui tout au cours du xixe siècle, dans nombre de domaines, rassemblera le savoir des amateurs, botanistes, géologues, etc., dans des sociétés savantes et sera suivi de leur exploitation scientifique par un petit nombre de professeurs. Ce qui va devenir l’entomologie médicale obéit d’ailleurs avec retard aux mêmes mécanismes de constitution que l’entomologie agricole et vétérinaire, disciplines antérieures, importantes au plan économique et qui doivent presque tout aux observations initiales des agriculteurs, entomologistes amateurs par nécessité.

Au moment où la médecine s’intéresse aux maladies à vecteurs, les deux domaines de connaissance, entomologie et médecine sont hétérogènes et portés par des réseaux différents. L’ouvrage de zoologie médicale de 1883 de Raphaël Blanchard (1857-1919) est essentiellement vide en ce qui concerne les insectes dont les médecins vont avoir à s’occuper. Le plan de clivage est celui qui sépare deux disciplines étrangères l’une à l’autre. Les maladies, y compris celles que l’on sait en 1910 provoquées par les insectes, relevaient depuis toujours purement de la médecine. Les fièvres, paludéennes ou non, ressortent bien évidemment du médical. L’étude des parasites était encore l’affaire des médecins, encore que de purs biologistes y sont actifs : même plutôt inadaptées à ces études, les méthodes pasteuriennes étaient au point et d’excellents microscopes disponibles. Mais les insectes vecteurs ? Un pan du travail échappait-il donc à la médecine tropicale ? Les études des insectes relevaient de la zoologie des invertébrés, et donc de la taxonomie, de l’étude du comportement et du cycle biologique de ces animaux. Aussi fallait-il que ces savoirs se rejoignent et cela n’allait pas de soi. Un des problèmes est que, ni ces collections d’insectes, ni ces publications entomologiques ne sont facilement accessibles. On serait tenté de dire que tout est fait pour que ce savoir ne sorte pas du muséum ni des groupes d’amateurs spécialistes. De plus, le malheur, en France, est précisément que l’entomologie du Muséum, centre national de référence en quelque sorte, est en grand sommeil au moment où l’on a besoin du savoir qu’il héberge. Son laboratoire d’entomologie sera essentiellement inaccessible aux amateurs entomologistes eux-mêmes, ainsi qu’aux médecins amateurs et néophytes, en tous cas non formés dans ce domaine. Il ne s’éveillera que dans les premières années du xxe siècle. Quelques auteurs comme Blanchard, médecin parasitologue, ou Félix Mesnil (1868-1938), tentent dans l’urgence de combler le manque par la publication précipitée d’ouvrages. Dans d’autres pays, l’importance de l’enjeu est en revanche bien et rapidement perçu, notamment en Angleterre, au Brésil et aux États-Unis, qui dressent des inventaires cette fois-ci établis par des entomologistes institutionnels et constituant fût-ce en les achetant à des amateurs, les collections de référence manquantes. Ce travail s’accompagnera de la publication rapide de guides d’un format conçu pour aller sur le terrain, parmi lesquels on notera le travail fondamental sur les diptères de Frederick Theobald à Londres, qui sera imité à de nombreuses reprises.

Une jonction laborieuse

Pour le moment, vers 1895, la jonction entre les deux savoirs est laborieuse. Il faut décloisonner et ce n’est pas si simple. Les médecins auront donc à se transformer en amateurs entomologistes pour décrire leurs insectes, puis faire vérifier leurs découvertes auprès de ceux qui « savent », ces grands institutionnels qui ont systématisé le travail des amateurs dans leurs institutions scientifiques. Cette difficulté à travailler correctement sur les insectes est clairement manifestée lors des études menées sur le terrain, en particulier dans les zones tropicales. Les médecins sont parfaitement démunis devant les insectes dont ils établissent le rôle dans la transmission des maladies. En 1895, Ross, principal découvreur avec Grassi du rôle d’un anophèle dans la transmission du paludisme, en témoigne avec humour dans sa conférence Nobel et sa biographie. Il se plaint de n’avoir aucun équipement autre qu’un mauvais microscope et surtout aucun document qui lui permettrait d’identifier les insectes sur lesquels il travaille. D’ailleurs, ces ouvrages n’existent pas sous une forme utilisable en dehors des bibliothèques. De toutes manières, Ross ne le sait pas. Il se contente donc de décrire finement ses insectes, leur taille, leur couleur, leurs palpes, et les caractéristiques qui lui semblent importantes et différentes d’autres anophèles qui ne transmettent pas la malaria. C’est ainsi qu’il qualifie de « dapple-winged », aux ailes tachetées, le principal suspect qu’il a repéré. Mais il ne connaît pas, au contraire de Grassi, véritable zoologiste, le nom qu’on leur donne dans le monde scientifique (qui est d’ailleurs maculipennis). Bref, sans aucun moyen d’identification, sans avoir reçu d’enseignement à ce propos sauf celui, rudimentaire, de zoologie médicale, Ross patauge. Il lui faudra recourir via son patron londonien Manson, aux spécialistes anglais des diptères du Natural History Museum de Londres, en particulier Theobald, pour pouvoir publier décemment.

Manson avait eu en Chine auparavant des difficultés voisines, et il en sera de même pour Bruce en Ouganda : reconnaître le genre Glossina (auquel appartient la mouche tsé-tsé) était à sa portée ainsi que l’espèce la plus fréquente, mais de là à aller plus loin… La situation n’est pas meilleure en France et Outre-mer pour la plupart des médecins. Si la première note de Blanchard à l’usage des médecins voyageurs date de 1900 dans le Bulletin de l’Académie de médecine, le premier traité sur la biologie des diptères paraît en 1904, encore est-ce une sorte de copie de l’ouvrage de Theobald. En Algérie, où les frères Sergent arrivent en 1901 pour vérifier l’hypothèse moustique dans la transmission du paludisme, il faudra se former avec l’aide de Bouvier, nouveau professeur d’entomologie au Muséum, qui prend conscience des enjeux, pour éditer le premier manuel d’identification des diptères en 1909. En Indochine, les médecins militaires doivent rédiger une page d’identification des principales espèces incriminées qui opèrent sur le trajet du chemin de fer du Yunnan pour permettre à leurs collègues de travailler sur le terrain. Cet amateurisme médical, corrigé par un appui institutionnel qui demeurera pendant quelques années la règle, sera nettement moins vrai dans d’autres pays. Au Brésil, la présence précoce d’entomologistes tel Arturo Neiva et Adolfo Lutz auprès des médecins épidémiologistes, minimisera l’ignorance relative des médecins de terrain. C’est également le cas en Italie, du fait de la tradition de ce pays en malariologie et parce que Grassi était un véritable zoologiste. Il est donc assez clair que les médecins avaient été envoyés sur le terrain avec une formation relativement rudimentaire attestée par le contenu de l’enseignement de zoologie médicale, enseignement qui n’existait qu’à Paris avant 1905.

SI l’on considère d’ailleurs les cours d’entomologie donnés en spécialité de maladies tropicales en médecine militaire au Pharo et à l’Institut Pasteur dans le cadre de l’enseignement de la parasitologie, on constate que les éléments d’entomologie donnés aux médecins sont restreints au minimum nécessaire pour identifier quelques grandes espèces d’insectes dangereux. Ce n’est pas de l’entomologie, mais quelques exemples isolés pour être utiles sur le terrain : un certain amateurisme en la matière va ainsi perdurer. L’exception en France est certainement la Faculté de médecine de Paris, où Emile Brumpt (1877-1951) successeur de Blanchard, est un médecin formé en profondeur comme zoologiste et entomologiste. En général donc, ces médecins ont travaillé comme de véritables amateurs en entomologie, devenant cependant très rapidement des experts étroitement spécialisés dont la compétence se limite au petit monde des insectes qui les concernent. En ce sens, ces médecins de terrain, ont fonctionné exactement comme les entomologistes amateurs du xixe. En d’autres termes, ils redécouvraient — au moins au début de l’entomologie médicale — avec les mêmes méthodes et les mêmes difficultés, des genres et des espèces d’insectes bien connus et répertoriés, les anophèles depuis Linné et la mouche tsé-tsé depuis 1830, tout comme la majorité des autres espèces…

Il faut bien admettre que l’articulation entre entomologie et médecine n’était pas évidente, d’autant que les médecins préféraient mettre l’accent sur les maladies plutôt que sur les insectes. Cette période d’ambivalence des uns par rapport aux autres n’a duré qu’une dizaine d’années. Après cela, les connaissances dont avaient besoin les médecins étaient sorties des atlas et des boîtes de collections pour intégrer un savoir médical spécialisé. Le grand traité de parasitologie de Brumpt (1913) reflète bien cette évolution : le terme d’entomologie médicale n’y apparaît pas, même si les insectes y sont très longuement et remarquablement décritss. Mesnil scientifique théoricien et non-médecin, cherche à rassembler deux savoirs, celui de l’entomologiste et celui du médecin, dans l’ensemble cohérent qu’il propose. Brumpt, parasitologue praticien et homme de terrain, met l’entomologie au service de la médecine et la notion d’entomologie médicale n’est pour lui qu’une facilité de langage. D’ailleurs, la description des insectes est simplement une annexe d’un enseignement de spécialité, la parasitologie, domaine peu fréquenté sauf par les tropicalistes civils et militaires. D’une certaine manière, on peut dire qu’au moment de la naissance officielle de l’entomologie médicale, chacun a regagné son propre territoire.

Retour de l’amateur

Dans le second temps de l’histoire des médecins amateurs en entomologie, on retrouve ces derniers une fois de plus en position d’amateurs peu après la Grande Guerre. Devenus experts ès parasites, maintenant avertis des subtilités de la taxonomie de « leurs » insectes, les médecins se heurtent aux difficultés liées au terrain sur lequel vivent les insectes, et sur la biologie, les comportements, de ces derniers. Les questions sont changées : on cherche moins à identifier les insectes vecteurs, alors bien connus, qu’à intervenir sur eux, à courir après leur éradication, puis, plus sagement, à rechercher le contrôle de leurs populations. Ce n’est plus le triangle de Grassi, homme — parasite — vecteur, qui est à considérer, ni même le climat qui les inclut, mais les paysages où se mêlent ces organismes. Or il se trouve que les méfaits des insectes ne sont pas uniformément répartis au plan géographique. Il faut donc rechercher le lien précis expliquant la présence de tel insecte ou plutôt de telle espèce, voire de telle « race » d’insecte, en un lieu précis. C’est une condition pour agir efficacement sur le terrain. Par exemple, on sait depuis des millénaires que les fièvres sont souvent associées aux marais. Ce que l’on savait faire de manière parfaitement empirique bien avant la connaissance du rôle des anophèles dans le paludisme, était l’assèchement des marais, stratégie efficace lorsque elle est poussée à son terme, c’est-à-dire, dans un langage contemporain, jusqu’à la disparition de l’écosystème favorable à l’animal vecteur. Ce n’est plus alors le domaine des médecins mais celui des ingénieurs des travaux publics, nouvelle source de conflits entre spécialistes, dont le combat entre le ministère des Travaux publics et la direction de la Santé dans l’Italie mussolinienne est un exemple frappant. Les technocrates l’ont rapidement emporté dans ce cas. De très nombreux médecins des pays impaludés vont ainsi chercher à intervenir plus finement, là où les grands travaux sont inopérants ou trop chers, sur des mares, cours d’eau ou lagunes. Ils apprennent vite à reconnaître « à l’œil » le gîte à Anophèles ou à Stegomyia.

Mais il s’agit là d’un savoir partagé avec les habitants des lieux en question où seuls les noms des insectes sont savants. Que ce soit dans les traités de parasitologie ou dans le grand rapport sur le paludisme de la sdn de 1925, les photographies des gîtes paraissent se suffire à elles-mêmes pour apprécier la dangerosité potentielle d’un lieu. On sent bien cependant dans les textes qui les accompagnent que la photographie est insuffisante, qu’il faut améliorer en profondeur les connaissances sur la biologie et les habitudes des insectes. Bref, il faut faire de la science. Que peut-on mesurer, observer et décrire qui cernerait scientifiquement les caractéristiques du « lieu pathogène » ? Se fondant sur d’anciens constats, comme le rôle des plantes, ou encore la place importante des lagunes en épidémiologie palustre, les médecins décrivent dans le détail ce qui se trouve sur les berges d’un plan d’eau ou d’une rivière, les plantes qui poussent dans l’eau, celles des berges, ils quantifient les populations d’insectes, étudient les poissons ; ils mesurent l’alcalinité ou l’acidité de l’eau, son contenu en sodium et en calcium, la quantité de matière organique qu’elle contient, etc. De la même manière, ils font l’inventaire des animaux qui vivent dans le voisinage des fermes, mesurent la fréquence des anophèles en divers points, dans l’espoir de détourner l’activité des insectes vers d’autres animaux que l’homme. Bref, ils se livrent à une étude approfondie tant physico-chimique que naturaliste du lieu où vivent les anophèles impaludés, de ce que nous appellerions aujourd’hui leur écosystème. Les rapports à la Fondation Rockefeller qui commandite nombre de ces travaux, sont pleins de ces informations qui accompagnent les photographies.

Au plan opératoire, l’idée est d’agir seulement sur le lieu de vie des insectes impaludés et de leurs larves. Le résultat le plus clair est de conclure que tel endroit est un gîte à anophèles, par exemple, mais il n’y avait pas besoin de cette étude complexe pour aboutir à cette conclusion. Un clin d’œil, on l’a dit, suffit. Ce qui fait vraiment du sens est la présence/absence de l’agent du paludisme dans les glandes salivaires des insectes. Peu importe : l’ensemble des descriptions réalisées entre 1920 et 1930 est impressionnant. Mais ce qui est assez remarquable est que ces analyses raffinées ne servent pas à grand-chose en terme de lutte anti-paludéenne, puisque la réponse à la présence de l’anophèle sera, quand l’on ne peut pas drainer, de répandre du pétrole à la surface de l’eau ou encore pulvériser un toxique à base d’arsenic, le Vert de Paris, ou d’ensemencer avec des poissons larvivores comme les Gambusia, reprenant ici une vieille observation des Indiens de l’est des États-Unis, ou des carpes, renouant avec une tradition monastique médiévale. Ces connaissances ne servent pas non plus vraiment à répondre à des problèmes de biologie fondamentale comme celui de l’anophélisme sans malaria posé par Grassi en 1900 et d’autres problèmes de relations quantitatives entre populations d’insectes. Cela ne signifie pas du tout que ces connaissances, qui décrivent au mieux l’écosystème des insectes, soient inutiles. Mais les médecins qui les collectent ne peuvent tout simplement pas les interpréter. Ils ont développé une connaissance de l’environnement en amateurs (dans le sens de non-inscrite dans un disciplinaire et méthodologique orthodoxe), et vont finir par être supplantés par les vrais spécialistes, qui s’inscrivent dans de nouvelles disciplines et disposent des outils méthodologiques et conceptuels nécessaires pour fournir les interprétations : généticiens et écologistes.

Le point également remarquable est en effet que cette somme d’informations a été obtenue dans l’ignorance d’un considérable corpus acquis ou en cours d’acquisition par les biologistes et les généticiens. Il est difficile de savoir si les médecins sont vraiment ignorants des bases théoriques et pratiques de la notion d’écosystème ou de biocénose, ou encore de la géographie botanique et animale, qui datent cependant de la fin du xixe siècle. La plupart sont à coup sûr ignorants de la génétique des insectes, ignorants de la génétique des populations et de la notion d’équilibres de populations, savoirs qui naissent en Grande-Bretagne après la Grande Guerre. En tous cas, on ne voit apparaître une référence à ces notions qu’après 1935 et encore chez un tout petit nombre de personnes comme Hackett et Swellengrebel. Tout se passe ici encore comme si, au lieu de s’appuyer directement sur un savoir scientifique établi en dehors de la médecine mais dans des champs disciplinaires relevant de l’écologie, de la génétique des populations mais aussi de la géographie des paysages, les médecins avaient « préféré » acquérir par eux-mêmes ce dont ils pensent avoir besoin pour cerner quelque chose que l’on a pourtant déjà défini ailleurs. Leurs acquis ne prendront ainsi pas sens par la médecine : ce sont les généticiens et les écologistes qui le feront.

Amateurs ou bricoleurs ?

On peut hésiter sur la manière de qualifier cette activité d’investigation complexe sur le terrain. Une forme d’amateurisme ou un bricolage coulé dans un cadre scientifique ? Sans modèle théorique, sans identification claire de ce qu’il importe d’examiner, sans modèle interprétatif des données obtenues, les parasitologues des années 1920 ne sont pas humboldtiens, comme on pourrait le penser au su de l’évidence de l’étude du lien entre les propriétés du lieu avec sa faune et sa flore, et également de leur mode de collecte de l’information. Ils ne se situent pas non plus dans la logique de la géographie médicale du siècle passé. D’ailleurs, la climatologie des maladies à vecteurs n’a pas pu s’enraciner durablement, même si on la retrouve explicite dans les écrits néo-lamarckiens de l’entomologiste pasteurien Émile Roubaud sur l’adaptation aux conditions climatiques des insectes vecteurs. L’activité très ordonnée de ces médecins qui tentent de codifier les propriétés du terrain pathogène, selon une méthode d’ailleurs élaborée par les instituts de recherche de la fondation Rockefeller dans le cadre de leurs recherches sur la santé publique, cache plutôt un désordre théorique vis-à-vis des objets abordés et vis-à-vis des paysages qu’ils décrivent.

C’est ce désordre qui les constitue en vrais amateurs, car ils sont ici davantage comme des collectionneurs d’informations qui « pourront toujours servir » mais qui, pour l’instant, n’ont guère de vertu opératoire. Des médecins bricoleurs en écologie en quelque sorte ? Pourtant, ces parasitologues empiristes sont en réalité — et sans le savoir — les précurseurs de la description des écosystèmes liés aux pathologies environnementales. Ils le sont dans le constat que bien des maladies sont liées à l’environnement, à ses variations et à l’impact de l’introduction de l’homme dans un milieu nouveau pour lui. La médecine environnementale ne s’enracine pas chez Hippocrate, mais dans les travaux des géographes comme Élisée Reclus au siècle précédent, et dans la parasitologie.

Ainsi, dans la période pendant laquelle la médecine a cherché à relier des maladies aux particularités de l’environnement, les médecins ont-ils fonctionné comme des amateurs ou, au mieux, des néophytes, par rapport à des connaissances qu’ils ne maîtrisaient pas mais que d’autres possédaient ou étaient en train d’acquérir. Dans un premier temps, cette période d’amateurisme ou d’apprentissage a été liée à la difficulté d’accès à un savoir produit par des amateurs, transformé et conservé dans quelques rares institutions de recherche. Une fois ces portes forcées, les médecins purent s’emparer des connaissances dont ils avaient besoin. On peut dire qu’il s’agit ici surtout de la difficulté à s’approprier un savoir conçu comme absolument hétérogène aux connaissances médicales et perçu comme issu d’une science mineure, la zoologie des insectes. Dans un second temps, l’amateurisme médical s’exerce sur des champs de recherche en construction à l’époque, la génétique et son antenne populationnelle, et l’écologie. Ces domaines scientifiques sont très largement ignorés sauf par un tout petit nombre de personnalités au demeurant majoritairement de culture anglo-saxonne. Et encore, leur appropriation de ces savoirs est-elle tardive. Même les plus actifs de l’école française, comme Brumpt, ne se préoccupent pas des recherches qui donneraient sens à leurs propres travaux. Ne parlons pas des néo-lamarckiens comme Roubaud qui poussent la théorisation dans une impasse. Il y a donc eu, dans cette période de fondation de l’entomologie et de la parasitologie médicales, une sorte de jeu entre une pratique amateur de sciences nécessaires à la compréhension d’un domaine médical, l’acquisition d’un minimum d’expertise et l’ignorance des progrès réalisés ailleurs. La synthèse, qui produit un nouveau domaine médical, ne survient qu’autour de la Seconde Guerre mondiale.

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Peut-on considérer ces tâtonnements comme une simple péripétie historique ? L’exemple mentionné plus haut de la prise en charge du paludisme par les villages suggère que les connaissances en parasitologie et en entomologie médicales trouvent leur efficacité dans une pratique singulière qui, bien que codifiée, connaît toujours une large part sinon d’approximations, du moins de bricolage. Une conclusion possible serait la nécessité dans les contextes des pathologies environnementales, finalement très répandues sans qu’on le perçoive toujours avec clarté, d’une ouverture assez large du domaine médical pour y laisser pénétrer l’influence et la participation d’amateurs, qu’ils s’agissent de malades,

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Pour citer cet article

Gabriel Gachelin, « Être médecin et amateur sous les Tropiques », paru dans Alliage, n°69 - Octobre 2011, Être médecin et amateur sous les Tropiques, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3250.

Auteurs

Gabriel Gachelin

Ancien chef de service à l’institut Pasteur (biologie et immunologie), est actuellement chercheur associé en histoire des sciences à l’unité sphere, histoire et philosophie des sciences (umr 7219 cnrs-Paris 7). Son travail porte sur l’histoire des maladies infectieuses et parasitaires au xixe siècle avec un lien particulier avec l’histoire de l’environnement.