Alliage | n°69 - Octobre 2011 Amateurs ? 

Marcel Alocco  : 

Peindre ?

Texte intégral

À William Xerra

Et aux X qui le méritent

Si le travail de x me concerne,

c’est que d’une certaine façon les artistes d’une même génération butent sur les mêmes obstacles, franchissent les mêmes haies, ruminent les mêmes souvenirs — la rude tâche de s’assujettir le réticent ready-made, de maîtriser le all-over, de discipliner tout « objet mental » dans les limites de l’œuvre espace toile et couleurs ouvertes infiniment à l’exploration,

c’est que les artistes aussi sont partis à la conquête de l’espace — tout le ciel, du bleu, du bleu, bleu, bleu, sans tuer les oiseaux, parce que la vie, le mouvement, E=MC2, tout tient symboliquement dans un petit fragment de surface, dans le pinceau actif, dans cette poussière colorée et collée que l’on nomme peinture, tout bouge et s’immobilise et pivote autour de la minuscule particule de matière solide d’une semence de tapissier,

parce que l’art est un mensonge grandeur nature (io mento)

que nous le savons depuis toujours,

depuis que nous avons entrepris de signer le geste dans la poussière, de tenter de le perpétuer dans la paroi rocheuse, depuis que le charbon de bois, la terre ocre, les oxydes et les jus, les pierres broyées déposées dans un ordre ou un désordre suscités marquent lieux et temps de l’humain, disent oui au mouvement, au survivre, au vivre mal, au vivre mieux, à la nuit des temps et des cavernes, au jour le jour du vécu et des feux de camp ou des feux de forges,

parce que ce mensonge est le doute contrarié devant chaque pas à faire, devant l’ignorance ancestrale  et celle du lendemain, devant l’insondable scandale de la mort et l’absurde persistance de l’humanité à durer quoi qu’il advienne,

parce que toute création d’art est le déni obstiné de la réalité, que chaque marée vient détruire le château de sable qu’à grand effort — armés de nos seuls cerveaux et de nos faibles mains fragiles au froid, à l’eau, aux coupures, à l’usure, à la décomposition — minute après minute, heure après heure, jour après jour, nous nous évertuons à rebâtir, ce dont témoignent jusqu’au magma en fusion les couches géologiques accumulées, les bactéries et les dinosaures fossiles, jusqu’aux mammouths pris dans les glaces,

que tout surgit de la pauvre matière, un petit tour, et puis s’efface sous la dernière couche qu’étale le pinceau,

et pourtant revient encore dans ce gribouillage dérisoire qui lentement s’ordonne et fait sens sous la main et dans les yeux avides de couleurs que l’enfant fait surgir sur le vide de la page qu’aucune blancheur ne saurait défendre longtemps, et malgré toute cette fragilité de la peau et des chairs cachées, l’éblouissement de déborder ne fusse qu’un instant aussi bref qu’un battement de paupière dans l’écoulement de l’éternité, de déborder par une forme habitée d’un dessein le chaos initial, continué, et semble-t-il final, et dire, en fin de compte,

je l’ai malgré tout écrit.

et peint

Parce que, passez une journée sur un rivage, et vous aurez vu plus de « marines » que n’en peuvent contenir tous les musées et toutes les collections du monde. Ce qui compte, pour l’artiste, ce n’est pas la réalité qui sera toujours plus réelle que l’œuvre plastique, sauf à présenter l’œuvre sans autre référent que sa propre matérialité. Le plus important, pour l’artiste, fut-il amoureux de la femme, du paysage, ou d’une idée, ce n’est pas le modèle, mais ce qu’il dit de ce modèle-ci en particulier et aussi bien se répète pour le principal à propos de chacun de ses modèles.

Puisque, ici, « dire » n’est qu’une image. Car si le poète est un bavard à l’ouïe fine, le plasticien bon entendant parle un langage de sourd-muet.

Même si la mer, la mer, toujours recommencée »), il y aura toujours un rapport à la réalité, ne serait-ce que celle de l’œuvre en soi, un temps, un lieu, une hiérarchie imposée par la culture qui voit mieux ce qu’elle sait et ce qu’elle veut voir (le geste du peintre que l’un cache soigneusement sous le métier devient le propos même de l’autre, son expression). La rupture duchampienne est précisément de dire que, quoi que je fasse, il y aura toujours un « résultat ». Un rendu qui ne peut se lire qu’en ce lieu où nous sommes — ensemble, toi peintre du Quattrocento et moi regardeur du vingt-et-unième siècle — non comme un objet arrêté, mais comme aboutissement (provisoire en ce temps même où il est donné comme étant « fini ») terme provisoire d’un processus qui ne décrit pas la réalité, ni même ma réalité, mais le rapport toujours en calcul que j’entretiens à la réalité. Que j’entretiens, donc que je modifie : entretenir, comme on entretient un jardin, toujours différent au fil des jours et des saisons. C’est aussi (bien avant, mais en force avec l’Impressionnisme) qu’est entré dans l’œuvre (Soleil levant, soleil couchant) le temps, et sa mesure (comme en musique… ?)

L’artiste doit donc savoir que ce qu’il dit n’est pas le « chef-d’œuvre » immobile et éternel, mais le passage d’une vérité mobile et transitoire. Fontaine qui fut un urinoir trivial, [dans un passage conceptuel remarquable du masculin urinoir au féminin fontaine] est devenu un objet de méditation, sur le lieu et sur le langage, et sur son temps, [le musée mis en question(s)], puis l’idole derrière laquelle l’objet de céramique disparaît. Fontaine n’est plus fabriqué de matière, elle est construite de mots comme une idée — non pas la platonicienne essence, mais essence d’un moteur « équation » qui fonctionne pour résoudre des problèmes. Certes, ainsi nous piétinons le Louvre. Toutes ses œuvres accumulées ne sont plus que le tas sur lequel l’artiste s’agite marche après marche, escalier spirituel vers un « plus haut » virtuel, qui n’existe pas, qui est encore toujours à construire. Le pied droit sur La Joconde, le gauche sur Le radeau de la Méduse, le droit sur une Montagne Sainte-Victoire, le gauche sur Les demoiselles d’Avignon, le droit sur Fontaine, le gauche en déséquilibre (avance si tu ne veux pas tomber) sur la dernière toile (symbolique) encore  en train de (symboliquement) sécher en un atelier…

Pour citer cet article

Marcel Alocco, « Peindre ? », paru dans Alliage, n°69 - Octobre 2011, Peindre ?, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3248.

Auteurs

Marcel Alocco

Peintre, vit et travaille à Nice. Dans l’esprit Fluxus d’abord, il contribue à la création de l’École de Nice à la fin des années 60. Le tissu est l’un de ses matériaux préférés, que ce soit dans sa « peinture en patchwork » ou ses « détissages ». Créateur de revues (Identités, puis Open), auteur de romans, recueils de poèmes et livres d‘essais, il publie régulièrement des articles à propos des arts plastiques contemporains.