Alliage | n°68 - Mai 2011 Varia (dossier sur la Séduction) 

Baudouin Jurdant  : 

Contre l’ordre épistémologique mondial

Texte intégral

C’est Moussa Mbaye qui l’a évoqué dans sa conférence d’ouverture du Forum Mondial « Sciences et démocratie » à Dakar, le 4 février dernier : nous voyons émerger sous nos yeux un « ordre épistémologique mondial ». Que faut-il entendre par là ? L’expression renvoie à la diffusion universelle des mêmes savoirs dans tous les pays de la planète, la prolifération des mêmes experts que ce soit en économie, en politique, dans les différents domaines scientifiques transnationaux dont les développements s’imposent partout, la contamination mondiale des mêmes modèles scolaires et universitaires qui, au nom des exigences d’une compétitivité se voulant planétaire et sous l’influence d’instances d’évaluation internationales comme l’ocde ou l’université de Shangaï, semblent vouloir concrétiser le fantasme d’Auguste Comte d’une synchronisation universelle des apprentissages à partir des mêmes contenus didactiques :

« L'enseignement positiviste aura une telle homogénéité que la même leçon se donnera simultanément dans toutes les écoles du globe. » (A. Comte, Cours de philosophie positive)

L’idée sous-jacente semble être que les hommes s’entendront d’autant mieux qu’ils se ressembleront plus. Tous semblables. Uniformisés dans les mêmes savoirs. Comment ne pas se rendre compte que les résultats d’une telle similitude généralisée auront un effet inverse de celui escompté ? Plus les hommes se ressembleront, plus ils tenteront de se distinguer au nom d’une intensification de la compétition entre eux. Et c’est exactement ces tendances-là que l’on voit se renforcer dans tous les parcours et à tous les niveaux.

On oublie les leçons magistrales de Paul K. Feyerabend, promoteur de l’anarchisme épistémologique qui, dans son ouvrage Contre la méthode (Seuil, Paris, 1978), affirme qu’en matière de science, tout est bon (« anything goes »). Qu’est-ce que cela veut dire ? Que dans l’ordre de la connaissance, la science peut se permettre de miser sur l’imagination pour inventer une multitude de visions et de méthodes différentes qui, certes, seront ensuite mises à l’épreuve des réalités auxquelles elles prétendent donner accès, mais dont le mérite essentiel est d’ouvrir notre esprit à des chemins inattendus qui peuvent se révéler féconds.

S’il est un domaine où le désordre, non seulement n’est pas à craindre mais encore est souhaitable, c’est précisément dans le domaine de la connaissance. Et il ne s’agit pas ici d’une position d’intellectuel coupé des réalités mondaines du quotidien. La promotion du désordre ou de l’anarchisme épistémologique de Feyerabend a une signification politique majeure. Il faut libérer les savoirs asservis par une domination abusive et irrationnelle de la raison scientifique1 : les savoirs indigènes qui sont souvent les seuls à pouvoir intégrer une dimension de sagesse dans la connaissance, les savoirs populaires sensibles aux contextes locaux de la vie des plantes, des animaux et des humains, les savoirs artisanaux traditionnels, attentifs aux manières de voir et de faire, les savoirs impliqués dans chacune des langues parlées dans le monde et qui nous offrent des accès surprenants à des réalités insoupçonnées, les savoirs amateurs qui retiennent le désir et la passion dans la quête de connaissance, etc. Les enjeux de cette libération des savoirs ne sont pas que culturels. Ils sont surtout profondément politiques. Car il s’agit de lutter contre une homogénéisation croissante des consciences, un alignement unidimensionnel des êtres humains pour en faire des unités parfaitement substituables les unes aux autres que ce soit au sein des élites oligarchiques qui nous gouvernent ou dans le monde des gouvernés, tous frappés aux formats de la télévision et du spectacle, paralysés dans une impuissance politique de plus en plus grande, colonisés dans nos ignorances par une expertise refermée sur elle-même et un scientisme ubiquitaire.

Notre monde est empêtré dans des objectifs de maîtrise et de possession de la nature dont il ne réussit plus à se dépêtrer, comme s’ils s’étaient noyés dans la boue, cette « boue du profit » dont parlait également Moussa Mbaye dans la même intervention de Dakar. Ces objectifs alourdis par des intéressements massifs à court terme qui donnent au présent une monstrueuse pesanteur, nous font oublier qu’il serait possible — et même souhaitable — pour la plupart des hommes de s’intéresser à autre chose que l’argent et le pouvoir, références premières qui tendent aujourd’hui à monopoliser les critères de la distinction et qui, malheureusement, font souvent de nos savoirs des savoirs corrompus. Ne voit-on pas se multiplier les conflits d’intérêts qui empoisonnent l’expertise et les décisions politiques qui s’ensuivent ? Le présent doit pouvoir retrouver la légèreté d’une disponibilité ouverte à d’autres voies que celles qu’on nous présente volontiers comme inéluctables, nécessaires, incontournables. Toujours cette logique de l’affrontement au lieu de faire les détours qui le plus souvent s’imposent pour ouvrir nos esprits. Vivent les divergences épistémologiques et les questionnements non formatés par le prêt-à-porter des réponses disponibles.

Notes de bas de page numériques

1  Cf. Paul K. Feyerabend, Adieu la Raison, Seuil, Paris, 1998.

Pour citer cet article

Baudouin Jurdant, « Contre l’ordre épistémologique mondial », paru dans Alliage, n°68 - Mai 2011, Contre l’ordre épistémologique mondial, mis en ligne le 16 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3244.

Auteurs

Baudouin Jurdant

Responsable du Master de Journalisme scientifique à l'Université Paris Diderot (Paris 7). Ses travaux sur la diffusion publique des sciences et des techniques ont donné lieu à de nombreuses publications. Traducteur français de Paul K. Feyerabend, il est aujourd'hui engagé dans différents réseaux qui défendent le principe d'une participation citoyenne  active au fonctionnement politique et culturel des sciences dans les sociétés d'aujourd'hui.