Alliage | n°69 - Octobre 2011 Amateurs ? 

Jean-Marc Drouin  : 

Les amateurs d’histoire naturelle : promenades, collectes et controverses

Plan

Texte intégral

La curiosité est une étrange qualité. Non pas tant car, indiscrète ou mal placée, elle peut devenir perverse : c’est là matière à discussion éthique. La curiosité est une étrange qualité sur le plan logique, parce qu’elle peut s’appliquer au sujet aussi bien qu’à l’objet. Curiosité se dit d’une réalité singulière, qui suscite ce mouvement d’esprit qu’on nomme curiosité. En ce sens, il est commode, du point de vue de l’histoire des sciences, de parler, à propos de la fin de la Renaissance et du début de l’époque baroque, d’un âge de la curiosité, marqué par l’épanouissement des cabinets du même nom. Ceux-ci ont subi les critiques de certains auteurs, qui voyaient dans la constitution et l’étalage de ces collections la seule manifestation d’une vanité stérile. C’est ainsi que la Bruyère écrit dans Les Caractères :

« La curiosité n’est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique, pour ce qu’on a et que les autres n’ont point. » La Bruyère, « De la mode » (1688)

Autrement dit, la collection peut être collection de médailles ou de coquilles, de pierres figurées ou d’objets en bois tourné, il s’agit toujours de merveilles, de raretés, de curiosités. Dans les jardins, qui sont en un sens des collections vivantes, le fleuriste cultive avec soin des fleurs monstrueuses où surabondent les pétales. Lorsque des objets communs trouveront place dans une collection au simple motif qu’ils complètent une série et enrichissent ainsi la connaissance des hommes ou le tableau de la nature, lorsque les cabinets de curiosités éclateront en cabinets d’antiquités, cabinets d’histoire naturelle et cabinets de physique, le curieux aura laissé la place à l’amateur de science. La date est impossible à fixer, tant le changement se fait progressivement et à des rythmes différents selon les pays, les disciplines, les milieux et les individus. Toutefois, on peut estimer que cette métamorphose, à peine ébauchée en 1700, est accomplie en 1800.1  

Où l’on voit un philosophe se pencher sur des herbes et où l’on observe que l’ignorance peut être feinte tout autant que le savoir

Pour saisir quelques traits de ce nouveau caractère qu’est le scientifique amateur, il peut sembler paradoxal de se tourner vers Jean-Jacques Rousseau, qui se pose si volontiers en contempteur des arts et des sciences.  

« Quel dommage que ce ne soit pas un péché ! »,

s’écriait une princesse italienne en mangeant une glace au soir d’une chaude journée. Cette anecdote rapportée par Stendhal dans Les Cenci (Revue des deux mondes, 1837, xi, p. 8) peut éclairer les sentiments de Jean-Jacques Rousseau vis-à-vis des sciences et des arts. Il les met en accusation, mais le fait de telle sorte qu’il pimente la volupté d’exercer son esprit d’un zeste de culpabilité, et, ce faisant, laisse échapper des aveux de connaissance, qui dessinent les contours d’une culture scientifique non négligeable.

À première vue, le Discours sur les sciences et les arts (1750) est une mise en cause de l’utilité des connaissances, même « sublimes ». En y regardant de plus près, Rousseau révèle une indéniable familiarité avec les auteurs qu’il apostrophe si vivement.

 Si l’on ajoute que Rousseau s’est intéressé à la chimie au point de suivre le cours de Rouelle au Jardin du Roi, on conviendra que l’intérêt passionné qu’il voue à la botanique dans la dernière partie de sa vie n’a rien d’anecdotique ni de marginal, mais s’inscrit dans un intérêt plus ancien pour les sciences en général, ce que démontre l’ouvrage collectif, Rousseau et les sciences publié en 2003, sous la direction de Bernadette Bensaude-Vincent et Bruno Bernardi  (Paris, L’Harmattan).

Il demeure qu’à partir de 1763, la botanique occupe une place privilégiée dans la vie du philosophe genevois. À l’en croire, il s’agit d’un simple passe-temps. Il lui suffit de se promener et de cueillir ici ou là une fleur au hasard. En réalité, la botanique, telle qu’il la pratique, implique de nombreuses lectures, dont on retrouve l’écho dans les Rêveries du promeneur solitaire. Tout en insistant sur sa prétendue errance, il dévoile un programme bien ambitieux. L’herborisation amène une description morphologique, celle-ci tend à une analyse fonctionnelle favorisant une interprétation finaliste qui emporte finalement Rousseau dans une méditation à caractère métaphysique :

« Je n’ai ni dépenses à faire ni peine à prendre pour errer nonchalamment d’herbe en herbe, de plante en plante, pour les examiner, pour comparer leurs divers caractères, pour marquer leurs rapports et leurs différences, enfin pour observer l’organisation végétale de manière à suivre la marche et le jeu des machines vivantes, à chercher quelquefois avec succès leurs lois générales, la raison et la fin de leurs structures diverses et à me livrer au charme de l’admiration reconnaissante pour la main qui me fait jouir de tout cela. » [« Septième promenade », écrit en 1777, publié en 1782]

Dans la « Deuxième promenade », tandis qu’il marche dans les prairies qui environnent alors les villages de Charonne et de Ménilmontant (aujourd’hui inclus dans Paris), il aperçoit deux plantes qu’il n’a pas l’habitude de voir en ces lieux. Il indique leur nom scientifique, Picris hieracioïdes (voir illustration) et Bupleurum falcatum, ajoutant pour la première « de la famille des composées » et pour la seconde « de celle des ombellifères ». Dans la « Cinquième promenade », à propos de son séjour à l’île Saint-Pierre, sur le lac de Bienne près de Neuchâtel, il raconte comment il entreprit de décrire « toutes les plantes de l’île, sans en omettre une seule », et comment il partait le matin, une loupe à la main et le Systema naturae de Linné sous le bras.

Non seulement Rousseau pratique la botanique, mais il entreprend de la faire découvrir à une jeune femme, Marie-Christine Delessert, née Boy de la Tour, qui souhaite en enseigner les rudiments à sa fille, âgée de quatre ans en 1771. De là, ces Lettres élémentaires sur la botanique rédigées de 1771 à 1774, publiées en 1781, peu de temps après la mort du philosophe, et souvent rééditées. Le même souci pédagogique, sous-tendu par une réflexion philosophique, anime les Fragments pour un dictionnaire des termes d’usage en botanique, notamment l’introduction qui retrace l’histoire de cette science, en insistant sur l’utilité de la nomenclature proposée par Linné pour désigner les espèces.  

Certes, Rousseau n’a ni décrit une nouvelle espèce, ni découvert un phénomène de physiologie végétale, et son savoir sur les plantes reste lacunaire. Cependant, il connaît suffisamment de botanique pour philosopher à son sujet et contribuer à sa transmission dans le public.2 On comprend que malgré sa singularité, il représente un modèle de naturaliste amateur, fréquent dans la première moitié du xixe siècle, sans qu’on puisse toujours dire s’il s’agit d’une imitation consciente ou d’une convergence involontaire.

Où l’on apprend que les promenades dans la campagne peuvent instruire autant et même mieux que les livres

L’idée que la pratique de l’histoire naturelle rend les promenades instructives est une conviction communément répandue chez les naturalistes. Thomas Huxley va jusqu’à reprendre à son compte une comparaison dont il attribue la paternité au peintre et naturaliste August Johann Roessel von Rosenhof, en affirmant que pour qui est dépourvu de connaissances en histoire naturelle, une promenade à la campagne ou au bord de la mer est comme la visite d’une galerie d’art où les neuf dixièmes des tableaux seraient tournés vers le mur.3 De manière moins brutale mais non moins radicale, l’auteur anonyme d’un petit livre, souvent réédité au cours du  xixe siècle, Les promenades d’un naturaliste (Tours, Mame, 3e édition, 1855, voir frontispice) écrit :

« Ces recherches [d’histoire naturelle], dont les objets sont inépuisables, élèvent et agrandissent l’esprit qui s’y livre ; elles fournissent un sujet de méditations à l’homme sédentaire et studieux, elles donnent de la vie et du charme aux promenades de l’homme actif, et communiquent de l’intérêt à tout ce qu’il rencontre sur son chemin. »

Comme exemple de ce que peut donner l’observation de proximité, l’auteur se réfère à The Natural History of Selborne de Gilbert White,

« un des plus délicieux ouvrages que possède la langue anglaise. » (p. 32)

Cette description de l’histoire naturelle d’un village du sud de l’Angleterre, faite par un pasteur de l’Église anglicane, a marqué l’histoire de l’ornithologie et a fait de Gilbert White l’incarnation d’un naturaliste amateur idéal.4  

Par ailleurs, l’auteur des Promenades d’un naturaliste n’hésite pas à donner un caractère providentiel aux faits d’adaptation. Pour lui,

« le Tout-Puissant se fait connaître d’une manière aussi évidente dans la formation de l’aile du moucheron que dans celle de l’astre brillant qui nous éclaire. » (p. 30)

On ne s’étonne pas qu’il marque son admiration pour William Derham, un des maîtres à penser de la théologie naturelle, cette infructueuse tentative pour déduire de  l’étude de la nature une connaissance du divin. On retrouve dans les Promenades d’un naturaliste une de ces intrusions religieuses qui sont si fréquentes dans les ouvrages de vulgarisation. Le détournement de l’information scientifique en propagande anti-religieuse est aussi monnaie courante. Tout se passe comme si, dès lors qu’ils s’adressent à un auditoire plus large que celui des spécialistes, certains auteurs oubliaient que le contrat de coexistence entre science et religion repose sur la séparation des deux domaines.  

Toutefois, l’intérêt des amateurs peut aussi se porter sur les enjeux philosophiques de controverses méthodologiques, donnant à celles-ci une résonance inattendue. Ainsi Goethe n’était-il pas seulement un des plus célèbres écrivains européens, mais aussi passionné de morphologie végétale et d’anatomie comparée. Comme Geoffroy Saint-Hilaire, Goethe cherchait à dégager un plan de construction commun à tous les animaux, une démarche que Cuvier jugeait aventureuse. De là cette anecdote significative : le 2 août 1830, parviennent à Weimar des nouvelles des journées révolutionnaires de juillet à Paris ; Goethe demande à un ami ce qu’il pense du « grand événement » parisien ; l’ami lui répond que, compte tenu des circonstances, le renversement de Charles x était inévitable. Goethe s’écrie alors :

«  Je ne parle pas de ces gens-là ; il s’agit de tout autre chose. Je parle du débat entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, débat si important pour la science et qui vient d’éclater en pleine Académie. »5

 Où l’on constate qu’on peut être un écrivain illustre en même temps qu’un naturaliste peu connu

Rousseau et Goethe sont loin d’être les deux seuls cas d’écrivains qui ont pratiqué telle ou telle branche de l’histoire naturelle.

La figure la plus attachante est sans doute celle d’Adalbert von Chamisso (1781-1838). Né en France, officier dans l’armée prussienne, Chamisso prend part à un voyage autour du monde (1815-1818), décrit des espèces jusqu’alors inconnues des naturalistes européens, dont lepavotdeCalifornie (Eschcholtzia californica, voir photo). En tant que botaniste de cette grande expédition scientifique, puis en tant que responsable de l’herbier royal de Berlin, Chamisso peut être tenu pour un naturaliste professionnel, mais c’est comme écrivain qu’il est passé à la postérité : pour avoir publié le journal, plein de sensibilitéetd’humour,de son voyage de circumnavigation,6 mais surtout comme auteur  de L’étrange histoire de Peter Schlemihl (1814). Le héros en est un jeune homme pauvre qui vend son ombre au diable en échange d’une bourse qui ne s’épuise jamais. Mais il se trouve alors tellement étrange et différent des autres que la vie sociale lui devient insupportable. Néanmoins, quand le diable lui propose d’échanger son ombre contre son âme, il refuse et reste sans ombre. S’étant procuré des bottes de sept lieues, il parcourt le monde et herborise. Il développe ainsi la géographie des plantes.

Contemporain de Chamisso, Charles Nodier (1780-1844, voir gravure), conservateur de la bibliothèque de l’Arsenal (1823), tint un salon littéraire qui était un cénacle du Romantisme. Il est l’auteur de récits fantastiques, dont le plus célèbre s’intitule La fée aux miettes (1832). En marge de sa carrière administrative et de son œuvre littéraire, Nodier se passionna pour l’étude des insectes (voir dessin de lui). Ami du naturaliste Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent (1778-1846), il fut l’un des membres de la Société entomologique de France (1832). Jugeant sans doute sa contribution aux activités de la Société trop modeste, il proposa sa démission. Il fut finalement nommé membre honoraire.

Plus près de nous, mais prolongeant la tradition des naturalistes taxinomistes, Vladimir Nabokov (1899-1977), écrivain américain d’origine russe,  est avant tout connu du public comme l’auteur de Lolita (1955), cette torride description d’une relation entre une adolescente et un homme d’âge mûr. Moins connu, Ada (1969) peint un amour passionné entre un frère et une sœur. Les allusions à la science des insectes y sont nombreuses et exactes, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque Nabokov était un entomologiste assez instruit pour s’être vu confier la charge des collections de papillons du Museum of comparative zoology de l’université de Harvard entre 1942 et 1948. Ce poste, qui correspondait à ses goûts, lui permit de vivre en attendant d’obtenir une chaire de littérature. Il est tentant de chercher dans sa pratique de l’entomologie un peu de l’anticonformisme du romancier. Peine perdue, explique Stephen Jay Gould : en entomologie Nabokov est compétent, mais sans idée novatrice. Seul un « attachement aux détails et à la précision » se retrouve à la fois dans sa pratique scientifique et dans son œuvre littéraire.7

Rousseau, Goethe, Chamisso, Nodier, Nabokov : on pourrait ajouter à ces auteurs, Jules Michelet (1798-1874) et Maurice Maeterlinck (1862-1949). En ce qui concerne Michelet, ce n’est que tardivement, sous l’influence de sa seconde épouse, Athenaïs Mialaret (1828-1899) et en collaboration avec elle, que l’historien entreprit d’écrire sur l’histoire naturelle. Il publie successivement L’oiseau  en 1856, L’insecte en 1857, La mer  en 1861, La montagne  en 1868. Quant à Maeterlinck, il est l’auteur de livres, à la fois documentés et poétiques, consacrés aux insectes sociaux : la Vie des abeilles, qui paraît en 1901, la Vie des termites et la Vie des fourmis qui paraissent l’un en 1926, l’autre en 1930. On pourrait sans doute allonger cette liste. Cela confirmerait, si besoin en était, qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre littérature et histoire naturelle, mais  laisserait en suspens la question de comment on définit un naturaliste amateur.

Où l’on renonce à une définition unique du naturaliste amateur et où l’on  cherche à dégager trois axes caractéristiques

Appliquant au naturaliste une méthode qu’il applique lui-même souvent aux objets de son étude, on cherchera à le saisir par une série de dichotomies. Une première division sépare d’un côté les naturalistes et de l’autre tous ceux dont la connaissance du vivant a directement une finalité pratique : herboristes jardiniers, éleveurs, cultivateurs, pêcheurs, chasseurs…8 Cette division n’est pas aussi tranchée qu’on pourrait le croire et la connaissance des champignons, par exemple, a souvent des motivations gastronomiques autant que scientifiques (voir aquarelle de cèpe).

Une deuxième division parmi les naturalistes repose sur la distinction entre amateurs et professionnels. Une troisième division partagerait les amateurs entre ceux qui publient et ceux qui restent dans l’anonymat. Pour le dire autrement, l’amateur est-il avant tout un dilettante dont l’amateurisme s’oppose au professionnalisme du naturaliste de métier ? Ou bien, faut-il d’abord le définir comme un bénévole, qui consacre son temps libre à la botanique ou à l’entomologie, comme d’autres au piano ou au tennis… À moins que le naturaliste amateur soit simplement un autodidacte, au sens de quelqu’un qui n’a pas suivi de formation universitaire dans le domaine des sciences de la vie et de la terre. En fait, plutôt que d’espérer à identifier l’amateur en l’assimilant à l’une de ces figures — le dilettante, le bénévole, l’autodidacte —, on peut plutôt chercher en quoi le naturaliste professionnel se distingue de la masse des naturalistes. En effet, repérer les traits essentiels de la professionnalisation en histoire naturelle devrait permettre de se former par contraste une idée du naturaliste amateur. Considérer un naturaliste comme un professionnel suppose de répondre affirmativement aux  questions suivante :

  • 1°) est-il rétribué pour son activité ?  

  • 2°) a-t-il reçu une formation universitaire dans la discipline qu’il pratique ?   

  • 3°) est-il isolé ou rattaché à un réseau ?

Pour tester la pertinence de ces questions on tentera de les poser à cinq grands naturalistes du xixe siècle : Georges Cuvier (1769-1832), Alexander von Humboldt (1769-1859), Charles Darwin (1809-1882), Gregor Mendel (1822-1884) et Jean-Henri Fabre (1823-1915).

Cuvier, professeur du Muséum, est rémunéré pour son travail de recherche et d’enseignement. Humboldt vit et travaille grâce à sa fortune personnelle et Darwin à la fortune de sa femme. Mendel vit dans un couvent. Fabre quitte l’enseignement pour vivre de sa plume. Concernant la formation, Cuvier a bénéficié à Stuttgart d’une formation administrative comportant un volet d’histoire naturelle. Humboldt a étudié à l’Académie des mines de Freiberg. Darwin a entrepris des études médicales à Édimbourg avant de s’inscrire à Cambridge pour préparer une carrière de pasteur. Mendel et Fabre ont la formation nécessaire pour enseigner les sciences dans des collèges, mais Mendel a suivi des cours à l’université, tandis que Fabre s’est instruit par lui-même. Quant à l’insertion dans un réseau de correspondance, de lectures, de rencontres, elle se retrouve chez tous  les naturalistes choisis en exemple, mais plus ou moins forte ; on peut y voir un indice de professionnalisme, mais elle ne peut pas non plus, à elle seule, distinguer le professionnel de l’amateur, puisque des naturalistes se revendiquant comme amateurs, sont intégrés dans ces réseaux.

Les sociétés locales de sciences naturelles et les sociétés nationales consacrées à une discipline ont depuis longtemps favorisé l’insertion des amateurs dans un réseau. Elles offrent un accès à une documentation et la possibilité  d’échanges de connaissances. Elles organisent des sorties de terrain. Le terrain est à la fois source pour la collecte des spécimens qui entrent ensuite en collection, et cible pour la mise en œuvre des méthodes d’observation et d’indentification.

Où il se confirme que le monde des naturalistes est plein d’inégalités, que les femmes amatrices d’histoire naturelle sont longtemps restées dans l’ombre et où l’on voit les professionnels se plaindre des amateurs

À première vue, le monde des naturalistes ne connaît d’autre autorité que celle, constamment remise en cause, résultant des procédures de validation, de sorte que chacun, débutant ou chevronné, peut contester une observation, ou à tout le moins ne l’accepter qu’après l’avoir lui-même refaite. C’est même l’un des charmes de la botanique pour Rousseau que de

« voir par soi-même, vérifier ce qu’ont vu les autres », donner son « assentiment aux observations fines et justes d’un auteur. » (Dans une lettre à Malesherbes, au printemps 17729)

En réalité, comme toutes les communautés savantes, le collectif informel que forment les naturalistes n’est pas soumis à la seule hiérarchie du savoir ; il reflète aussi, au moins en partie, les rivalités nationales et les inégalités sociales et, parmi ces dernières, les celles liées au genre.

Jusqu’au xxe siècle, les femmes naturalistes sont peu nombreuses. Quelques exceptions sont signalées par Pascal Duris dans son ouvrage sur Linné et la France (Genève, Droz, 1993) qui note que les femmes admises dans les cercles naturalistes le sont souvent en hommage à leur père ou leur époux. D’autre part comme le remarque aussi Duris, lemilieu de l’illustration naturaliste est « relativement féminisé ». Madeleine Pinault-Sorensen, dans Le peintre et l’histoire naturelle (Paris, Flammarion, 1991), a bien établi ce point. On sait que les peintures d’insectes réalisées au Surinam par Maria Sybilla Merian (1647-1717) lui ont assuré une place de premier plan dans l’histoire de l’entomologie, tant la précision de l’observation s’y mêle à la qualité esthétique. Moins connue aujourd’hui, Madeleine Basseporte (1701-1780), peintre officiel du Jardin du Roi, a laissé une œuvre abondante et enseigné la peinture de fleurs aux filles de Louis xv. Si l’illustration naturaliste a longtemps constitué l’une des seules professions accessibles aux femmes intéressées par les disciplines scientifiques, elle leur a aussi offert une activité de loisir, socialement admise et même valorisée dans certains milieux aisés et cultivés. C’est ainsi que la ville de Genève garde le souvenir des amatrices de dessin qui se mobilisèrent pour recopier une flore du Mexique confiée à Augustin-Pyramus de Candolle (1778-1841) par un botaniste espagnol.10  

Autant, la voie du dessin de fleurs, a pu faciliter l’accès des femmes à la botanique, tout au moins de celles pour qui cette activité s’intégrait dans les arts d’agrément ou l’exercice d’un artisanat décoratif, autant les préjugés sur la morale sexuelle ont-ils pu faire obstacle à la diffusion de la botanique dans le public féminin. Les métaphores employées dans le « système sexuel » de Linné rendent périlleux, aux yeux de certains, l’enseignement de la botanique aux jeunes filles. Il est déjà difficile d’admettre que les fougères, les algues ou les mousses se marient en cachette, c’est le sens du mot « cryptogame », mais comment expliquer, par exemple, que la tulipe appartient à l’hexandrie monogynie, parce qu’elle réunit une épouse (le pistil) et six maris (les étamines) dans un même lit nuptial (la corolle) ? De là cet Herbier des demoiselles qui évite soigneusement ce genre de termes de façon à présenter, selon l’expression de l’auteur, une « science gracieuse et épurée ».11 Ayant rassuré à demi-mots parents et enseignants sur l’innocuité de son livre, l’auteur n’hésite pas à citer (p. 12) un passage de la première des Lettres élémentaires de Rousseau, sans autre référence que celle du nom de l’auteur — il s’agit de la première page de la première Lettre —, dans  laquelle « l’illustre philosophe de Genève » souligne la valeur morale de l’étude de la nature.

Plus que la question du genre, la question de l’encadrement des amateurs par les professionnels est une source potentielle de tensions. Aux yeux de certains, sans cet encadrement, l’amateur tombe dans l’amateurisme, celui que Bouvard et Pécuchet incarnent de manière archétypale. Que l’on songe, par exemple, à la scène où ils creusent la falaise près de Bourg-en-Bessin pour en arracher un fossile d’ammonite (gf, p. 108).12

Augustin Pyramus de Candolle  estimait, par ailleurs, que si la botanique a été plus lente que la chimie à accepter une révolution dans sa méthode, c’est parce qu’elle a été longtemps livrée à des personnes qui n’y voyaient que des applications pratiques, ou à des amateurs qui n’en faisaient qu’une « affaire de plaisir. »13 Mais s’il entend bien ne pas les laisser imposer leurs critères, Candolle ne récuse pas la collaboration des amateurs. Comme on le voit en de nombreuses pages des Mémoires et souvenirs, il a besoin de leur collaboration, ne serait-ce que pour enrichir son herbier, comme il a besoin du soutien du public. Il adopte d’ailleurs une positon très ouverte sur les usages multiples de la botanique, se réjouissant qu’elle puisse satisfaire aussi bien ceux qui se livrent

« à des travaux sérieux et difficiles, à des recherches délicates »,

que ceux qui ne lui demandent qu’un intérêt à ajouter à leurs promenades.14

Où l’on conclut que la coopération entre naturalistes amateurs et professionnels est toujours d’actualité et que les amateurs d’histoire naturelle ont un avenir

 Il n’y aurait pas besoin d’amateurs si les animaux, végétaux et minéraux étaient uniformément répartis. Ce qu’écrit Adrien de Jussieu :

« On sait que toute plante n’est pas répartie uniformément sur tout le globe, mais se montre seulement sur telle ou telle partie de sa surface. Ces limites, assignées à chacune d’elles, dépendent de plusieurs causes. »15

De sorte que les naturalistes amateurs des siècles passés n’ont pas seulement contribué massivement à récolter, décrire, nommer et classer les espèces animales et végétales, ils ont, par leur dispersion dans l’espace, contribué à la construction d’une géographie des vivants et par là, indirectement, à une histoire des vivants.

Aujourd’hui, leur rôle est loin d’être terminé. Un facteur de permanence est le terrain. Amateurs passionnés et conjoints accompagnateurs, universitaires retraités et étudiants motivés s’y retrouvent côte à côte. Comme le terrain, la collection, représente une référence unificatrice, mais comme celui-ci, elle peut aussi être source de clivage et de distance. Durant ces dernières décennies, la prise en compte des caractères moléculaires et biochimiques à côté des caractères morphologiques dans les processus d’identification et de classification, ainsi que la révolution intellectuelle connue sous le nom de cladisme — caractérisée par l’exigence de classifications strictement phylogénétiques, c’est-à-dire ne se basant que sur la généalogie des espèces — ont servi de révélateurs d’une faille possible entre amateurs et professionnels.16

Cependant, les facteurs qui ont rendu indispensable la coopération des amateurs et des professionnels dans les disciplines naturalistes restent d’actualité. La notion de science participative s’applique particulièrement aux disciplines naturalistes. C’est ce qu’atteste le succès de l’observatoire des papillons de jardin lancé par le Muséum national d’histoire naturelle. Comme l’a montré Florian Charvolin à propos du projet américain Feederwatch, qui avait

« pour but de compter les oiseaux aux mangeoires des particuliers de novembre à avril de chaque année depuis 1988 »,

ce programme s’appuie sur l’outil statistique pour dégager des tendances sur plusieurs années de sorte qu’on est en présence d’une « recherche de dynamique des populations ».17

Aujourd’hui encore plus qu’hier,  la complémentarité du travail des amateurs ne va pas de soi, elle suppose la construction de mécanismes de contrôle, par exemple, un traitement statistique réalisé par les professionnels, mais elle peut contribuer à faire des sciences de la vie et de la terre l’une des modalités de relation entre les sociétés et leur milieu  naturel.18

Notes de bas de page numériques

1 . Sur ce passage et sur les nuances à y apporter, voir KrzysztofPomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris-Venise, xvie-xviiie siècles, Gallimard, 1987 ; et Antoine Schnapper, Le géant, la licorne et la tulipe, Paris, Flammarion, 1988. Sur les cabinets du xviiie siècle, voirRené Taton (éd.), Enseignement et diffusion des sciences en France au xviie Ie siècle. Histoire de la pensée,  École pratique des Hautes études, Sorbonne, Hermann, Paris, 1964.

2 . Sur philosophie et botanique, voir Jean-Marc Drouin, L’herbier des philosophes, Paris, Seuil, 2008.

3 . Thomas Huxley, Les sciences naturelles et les problèmes qu’elles font surgir, Paris, Baillière et fils, 1877, pp. 127-128.

4 . Sur le contexte britannique de l’histoire naturelle, voir David Elliston Allen, The Naturalist in Britain : a social history, London 1976.

5 . Voir Jean Lacoste, Goethe, Science et Philosophie, Paris, puf, 1997, pp. 68-81 ; et Théophile Cahn, La vie et l’œuvre de d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Paris, puf, 1962, p. 212.

6 . Adalbert von Chamisso, Voyage autour du monde 815-1818,  Paris, José Corti, 1991.

7 . Stephen Jay Gould, Cette vision de la vie, Paris, Seuil, 2004, p. 60.

8 . Sur l’herboristerie, les savoirs locaux et les métissages culturels, voir Kapil Raj, « Histoire d’un inventaire oublié », La Recherche, 333, 2000.

9 . Lettre n° 6933 dans Jean-Jacques Rousseau, Correspondance complète, R.-A. Leigh ed., Genève et Oxford, Fondation Voltaire, 1965-1984, vol. 39, p. 37.  

10 . Voir Augustin-Pyramus de Candolle, Mémoires et souvenirs (1778-1841), pp. 341-343.

11 . Edmond Audouit, L’Herbier des demoiselles, nouvelle édition par Hoefer, Paris, 1865, p. 5.

12 . Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Flammarion, 1966, p. 108 et suiv.

13 . Augustin-Pyramus de Candolle « Phytologie » in Bory de Saint-Vincent (dir.), Dictionnaire classique d’histoire naturelle t. xiii, 1828, p. 486.

14 . Augustin-Pyramus de Candolle, Histoire de la botanique genevoise, Genève et Paris, Librairie Barbezat, 1830. Ces réflexions s’inscrivent dans un vibrant hommage aux textes botaniques de Jean-Jacques Rousseau.

15 . Adrien de Jussieu, Cours élémentaire d’Histoire naturelle, Botanique, 6e édition, Paris, 1855,  p. 524.

16 . Ainsi est-ce sous l’influence du cladisme que l’on admet aujourd’hui que le chimpanzé est plus proche de l’homme que de l’orang-outan, que les oiseaux peuvent être considérés comme des dinosaures ou encore que les champignons ne sont pas des végétaux.

17 . Florian Charvolin, «Une science citoyenne ? Le programme Feederwatch et la politique des grands nombres », Développement durable et territoires <http://www.revue-ddt.org> (rubrique Varia, vingt-une pages).

18 . Pour en savoir plus, voir Bernadette Bensaude-Vincent & Jean-Marc Drouin,  « Nature for the people », dans Nick Jardine, Jim Secord, Emma Spary (dir.), Cultures of Natural History, Cambridge University Press, 1996, pp. 408-425 ; Yves Cohen, et Jean-Marc Drouin (dir.), Les amateurs de sciences et de techniques, Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n° 27, 1989.

Pour citer cet article

Jean-Marc Drouin, « Les amateurs d’histoire naturelle : promenades, collectes et controverses », paru dans Alliage, n°69 - Octobre 2011, Les amateurs d’histoire naturelle : promenades, collectes et controverses, mis en ligne le 16 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3241.

Auteurs

Jean-Marc Drouin

Professeur (e. r.) du Muséum national d’histoire naturelle en philosophie et histoire des sciences, ancien directeur adjoint du centre Alexandre Koyré, a publié récemment L’herbier des philosophes (Seuil, 2008) et a participé à l’ouvrage dirigé par Pierre-Henri Gouyon et Hélène Leriche, Aux origines de l’environnement (Fayard, 2010).