Alliage | n°69 - Octobre 2011 Amateurs ? 

Isabelle Stengers  : 

Pour une intelligence publique des sciences

Plan

Texte intégral

Nos amis anglophones parlent de public understanding of science. Understanding peut avoir plusieurs sens selon qu’il s’agit de comprendre un minimum de contenus scientifiques, les méthodes qui assurent la scientificité de ces contenus et définissent, par là même, les questions que l’on ne peut reprocher aux scientifiques d’ignorer car alors ils ne seraient plus scientifiques. La plupart de ceux qui plaident pour une meilleure « compréhension » des sciences affirment que tout citoyen devrait avoir un minimum de « bagage scientifique » afin de comprendre le monde dans lequel nous vivons, et notamment pour accepter la légitimité des transformations de ce monde que rendent possibles les sciences. De fait, lorsque se produit une résistance publique par rapport à une innovation produite par des scientifiques, le diagnostic habituel porte sur ce manque de compréhension. Ainsi, le public ne comprendrait pas que la modification génétique des plantes n’est pas « essentiellement » différente de ce qu’ont fait les agriculteurs depuis des millénaires, à ceci près qu’elle est plus efficace et plus rapide.

Certes, il ne s’agit pas de refuser aux citoyens le droit d’accepter ou de refuser une innovation, mais ils ne devraient le faire que pour des raisons solides, sans confondre les faits scientifiques et les convictions ou valeurs qui sont les leurs. Souvent la nécessité d’un apprentissage des sciences est également fondée sur le fait que l’observation attentive, la formulation d’hypothèses, leur vérification ou leur réfutation ne sont pas seulement à la base de la construction des savoirs scientifiques mais également de toute démarche rationnelle. Les sciences sont donc un modèle que chaque citoyen pourrait suivre dans sa vie quotidienne.

Le public doit-il « comprendre » les sciences ?

Ces deux arguments justifient ce qui est aujourd’hui un véritable mot d’ordre des autorités publiques face à la méfiance relative de beaucoup de citoyens, ou à leur scepticisme face au caractère bénéfique du rôle des scientifiques dans nos sociétés : « il faut réconcilier le public avec sa science ». Le possessif « sa » implique ce que le public doit comprendre, ce que l’enseignement usuel tente de faire comprendre : que le raisonnement scientifique appartient en droit à tous au sens où, confrontés avec les mêmes « faits » que Galilée, Darwin, ou Maxwell, chacun d’entre nous aurions pu en tirer les mêmes conclusions.

Bien sûr, la moindre expérience en histoire des sciences ou des sciences « telles qu’elles se font » suffit à conclure que l’être rationnel anonyme qui tirerait ces « mêmes conclusions » n’est que le corrélat de la « reconstruction rationnelle » d’une situation, dont a été éliminée toute raison d’hésiter, où les faits « hurlent » littéralement la conclusion vers laquelle ils mènent avec toute l’autorité désirable.

En tout état de cause, les situations expérimentales, reconstruites ou non, ont très peu à voir avec celles auxquelles, en tant que citoyens, nous sommes confrontés.

À propos de celles-ci j’emploierais le terme heureux, mais difficile à traduire, qu’a proposé Bruno Latour, celui de matter of concern, demandant, contrairement à ce qui se présente comme matter of fact, que nous pensions, hésitions, imaginions, prenions position. On pourrait certes dire « matière à préoccupation » et Félix Guattari parlait, lui, de « matière à option », mais concern a l’avantage de faire communiquer préoccupation et option avec cette idée que de telles situations nous concernent, concernent notre avenir commun, ou plus précisément que tous ceux qu’une situation concerne effectivement sont légitimement partie prenante de cette situation, des options qu’elle propose des préoccupations qu’elle impose.

Ainsi, pour en revenir aux ogm, ils constituent une matter of concern tout à fait distincte des ogm de laboratoire, définis dans les termes qui préoccupent les biologistes œuvrant dans ces lieux bien contrôlés. Les ogm cultivés sur des milliers d’hectares imposent des questions telles celles des transferts génétiques et des insectes résistants aux pesticides, qui ne peuvent se poser à l’échelle du laboratoire, sans parler de questions telles la soumission des plantes modifiées au droit du brevet, la perte encore accrue de biodiversité ou l’usage massif de pesticides et d’engrais.

Le propre d’une matter of concern est d’exclure l’idée de la bonne solution, et d’imposer des choix, souvent difficiles, exigeant un processus d’hésitation, de concertation et de veille attentive, malgré les exigences des entrepreneurs, pour qui le temps compte et tout ce qui n’est pas interdit doit être permis. Mais aussi, malgré la propagande et l’expertise scientifiques qui, trop souvent, présentent au nom de la science une innovation comme la bonne solution. C’est pourquoi à la notion de compréhension, j’opposerai celle d’une « intelligence publique des sciences », d’un rapport intelligent à créer non seulement aux productions scientifiques mais aussi aux scientifiques eux-mêmes.

Ce que le public devrait comprendre ?

Parler d’intelligence publique, c’est souligner d’abord que la question n’est pas de s’indigner ou de dénoncer, de transformer, par exemple, les biologistes qui ont présenté les ogm comme la solution, rationnelle et objective, au problème de la faim dans le monde en ennemis publics n°1. Si une intelligence publique est nécessaire, c’est plutôt à propos de ce que traduit le fait même qu’ils aient pu, sans crainte, prendre ce type de position. Si l’on met de côté l’hypothèse de la malhonnêteté et de la confusion des intérêts, comment comprendre que la formation et la pratique des chercheurs puissent communiquer avec une arrogante naïveté totalement dénuée de l’esprit critique, dont ils se targuent si souvent ? Comment expliquer aussi que l’ensemble de la communauté scientifique ne se scandalise pas publiquement et hautement face à cet abus d’autorité ?

Au contraire pourrait-on dire. Se souvient-on de cet extrait du rapport de synthèse des États généraux de la recherche tenus en 2004, où les chercheurs expriment ce que le public devrait comprendre :

« Les citoyens attendent de la science la solution à des problèmes sociaux de toute nature : le chômage, l’épuisement du pétrole, la pollution, le cancer… Le chemin qui conduit à la réponse à ces questions n’est pas aussi direct que veut le laisser croire une vision programmatique de la recherche […] La science ne peut fonctionner qu’en élaborant elle-même ses propres questions, à l’abri de l’urgence et de la déformation inhérente aux contingences économiques et sociales. »1

Cette citation provient d’un rapport collectif, non d’une élucubration individuelle. Et les chercheurs rassemblés n’attribuent pas seulement aux citoyens la croyance que la science peut résoudre un problème tel que le chômage, ils semblent lui donner raison. La science pourrait apparemment mener à une telle solution, mais si, et seulement si, elle est laissé libre de formuler elle-même ses questions, à l’abri de l’urgence, mais également d’une « déformation » qualifiée d’inhérente à ce qui, économique et social, serait « contingent ». En d’autres termes, les solutions authentiquement scientifiques transcenderont de telles contingences, et peuvent donc les ignorer (comme les biologistes laudateurs des ogm ont ignoré les dimensions économiques et sociales de la question de la faim dans le monde).

En bref, ce que j’ai nommé matters of concern est ici caractérisé comme « déformation », alors que la solution apportée par la science, le sera à un problème enfin bien formulé. Et donc, les citoyens ont raison de faire confiance, mais ils leur faut attendre, et comprendre que les scientifiques se doivent de rester sourds à leurs cris et à leurs demandes anxieuses.

De fait, les chercheurs ne s’adressent pas aux citoyens mais, par-dessus leur tête, aux autorités publiques responsables de la politique scientifique, et en l’occurrence de sa redéfinition dans les termes de l’« économie de la connaissance ». Et leur protestation reprend le thème éculé de la poule aux œufs d’or — gardez vos distances, nourrissez-la sans poser de question, sans quoi vous la tuerez et ses œufs seront perdus. Bien sûr, comme c’est toujours le cas avec la poule, la question de savoir pour qui sont d’or les œufs n’est pas posée et le caractère généralement bénéfique du progrès scientifique est tenu pour acquis. La petite question de savoir pourquoi ce progrès peut aujourd’hui être associé à un développement insoutenable ne sera pas posée.

Je ne pense pas que les scientifiques soient « naïfs » comme des poules sous le ventre desquelles on viendrait prendre des œufs. Ils savent parfaitement attirer l’intérêt de ceux qui peuvent avec leurs résultats faire de l’or. Ils savent aussi que l’économie de la connaissance marque la rupture du compromis qui leur assurait le minimum d’indépendance vitale. Mais voilà, cela, ils ne peuvent pas le dire en public, car ils craignent que si le public partageait leur savoir de la manière dont la science « se fait », il perdrait confiance, réduirait les propositions scientifiques à la simple expression d’intérêts particuliers. « Les gens » doivent continuer à croire à la fable d’une recherche libre, animée par la seule curiosité, à la découverte des mystères du monde (comme on l’apprend aux enfants dès leur plus jeune âge — a-t-on jamais discuté de la forme de pédophilie que manifestent les scientifiques entreprenant de séduire les âmes enfantines avec ce genre de bonbons ?)

Bref, les scientifiques ont de bonnes raison d’être inquiets, mais ils ne peuvent le dire. Ils ne peuvent pas plus dénoncer ceux qui les nourrissent que des parents ne peuvent se disputer devant leurs enfants. Rien ne devrait rompre la croyance confiante en une science, et inciter les gens à se mêler à ce qu’ils sont, de toute façon, incapables de comprendre.

Les exigences des connaisseurs

Si l’intelligence publique à propos des sciences a un sens, c’est par rapport à cette mise à distance systématique, où l’institution scientifique, l’État et l’industrie trouvent leur intérêt. Mais il s’agit de ne pas être naïfs à notre tour, c’est-à-dire de ne pas opposer à la figure d’un public infantile, qu’il faut rassurer, celle d’un public réfléchi, fiable, capable de participer aux affaires qui le concernent. Une première manière de ne pas être naïfs est de rappeler encore et encore, comme Jean-Marc Lévy-Leblond n’a cessé de le faire, que la question de la capacité et de l’incapacité concerne aussi bien les scientifiques eux-mêmes. Lorsqu’il écrivait :

« Si ces frères ennemis, le scientisme et l’irrationalisme, prospèrent aujourd’hui, c’est que la science inculte devient culte ou occulte avec la même facilité »,2

il ne parlait pas seulement du public mais aussi, et peut-être surtout des scientifiques eux-mêmes. En d’autres termes, s’il doit y avoir une intelligence publique des sciences, un rapport intelligent, c’est-à-dire intéressé mais lucide, à leur propos, cette intelligence concerne aussi bien les scientifiques que les gens, tous vulnérables à la même tentation.

On le sait, ce que Lévy-Leblond appelle culture en matière de science ne doit pas être confondu avec ce que nos amis anglo-saxons appellent literacy — savoir quelque chose à propos des lois physiques, des atomes, de l’adn, etc. Comme c’est le cas en sport, en musique ou en informatique, une culture active implique la production conjointe de spécialistes et de connaisseurs avertis, capables d’évaluer le genre d’information qu’on leur donne, d’en discuter la pertinence, de faire la différence entre simple propagande et pari risqué. L’existence de tels connaisseurs, ou amateurs, constitue pour les spécialistes un milieu exigeant, qui les contraint à entretenir avec ce qu’ils proposent un rapport « cultivé » — ils savent le danger de passer sous silence les points faibles, car ceux et celles à qui ils s’adressent feront attention aussi bien à ce qui est affirmé qu’à ce qui est négligé ou omis.

Je reprendrai donc ici le « cri » de Lévy-Leblond, « il n’y a pas d’amateurs de science »,3 car il éclaire autrement la question de l’intelligence publique des sciences. Il ne s’agit pas de poser la question générale « le public est-il capable ? » mais d’affirmer qu’en tout état de cause, il n’en a pas les moyens. La « confiance indifférente » de ce public que les scientifiques estiment devoir protéger contre les doutes signe avant tout l’absence d’un environnement de connaisseurs exigeants, susceptibles de contraindre les scientifiques à prendre garde à leurs jugements normatifs quant à ce qui compte et ce qui est insignifiant, à présenter leurs résultats sur un mode lucide, à les situer activement en relation avec les questions auxquelles ils répondent effectivement et non comme réponse à ce qui fait l’objet d’un intérêt plus général. Dans un tel environnement, les chercheurs de 2004 y auraient regardé à deux fois avant d’écrire ce qu’ils ont écrit.

Il va sans dire que la question n’est pas celle d’un public où chacun deviendrait « connaisseur » dans tous les domaines scientifiques, une forme d’amatorat généralisé. Mais ce pourrait être celle d’un « amatorat distribué », une multiplicité de connaisseurs assez dense pour que ceux qui ne sont pas connaisseurs dans un domaine puisse savoir que si jamais ce domaine devait les concerner, ils pourraient l’approcher de manière intelligente grâce au milieu de connaisseurs qui s’est déjà formé à son propos. Il va sans dire également que le « connaisseur », ici, n’a rien à voir avec l’autodidacte, et en particulier avec ces autodidactes que les scientifiques (et même une philosophe comme moi) connaissent bien parce que les malheureux cherchent désespérément à faire reconnaître, ou au moins contester, leur solution à l’un ou l’autre grand problème. Les connaisseurs ne défendent pas des savoirs « alternatifs », cherchant reconnaissance professionnelle. Mais leur intérêt pour les savoirs produits par les scientifiques est distinct de l’intérêt des producteurs de ces savoirs. C’est pourquoi ils peuvent apprécier l’originalité ou la pertinence d’une proposition, mais aussi prêter attention à des enjeux ou des possibles qui n’ont pas joué de rôle dans la production de cette proposition, mais qui pourraient devenir importants dans d’autres situations. En d’autres termes, ils sont susceptibles de jouer un rôle crucial qui devrait être reconnu par tous ceux pour qui la rationalité compte. Agents d’une résistance aux prétentions des savoirs scientifiques à une autorité générale, ils participeraient à la production de ce que Donna Haraway appelle « savoir situé ».

Les scientifiques ont besoin d’alliés

J’irais plus loin. Il me semble qu’en ces temps de l’économie de la connaissance les scientifiques ont plus besoin que jamais de l’intelligence publique que pourrait irriguer un milieu de connaisseurs. De même que « la science inculte » peut devenir facilement « culte ou occulte », la confiance indifférente peut basculer en méfiance et en hostilité, et ce d’autant plus facilement que des liens organiques entre recherche et intérêts privés seront toujours plus nombreux. Et ceux des scientifiques qui lutteront pour conserver un minimum d’autonomie ne pourront se borner aux appels pour « sauver la recherche ». Ils devront oser dire de quoi, ils devront publier le risque de devenir de simples fournisseurs d’opportunités industrielles. Et ils auront besoin d’une intelligence publique susceptible de les entendre. Mais le soutien dont ces scientifiques auraient besoin, il faudrait savoir le mériter, ce qui ne sera pas le cas s’ils ne sont pas capables d’entendre et de prendre au sérieux les questions et les objections qu’ils renvoient aujourd’hui trop souvent à une opinion « qui ne comprend pas la science ». De ce point de vue, il me semble décevant et inquiétant que les agronomes, biologistes de terrain, spécialistes de la génétique des populations, et autres spécialistes initialement exclus des commissions traitant des ogm et des risques qui leur sont associés n’aient pas hautement affirmé leur dette envers ceux grâce à qui leur voix a été plus ou moins prise en compte : les groupes contestataires qui ont su imposer aux autorités publiques un rapport un peu plus lucide quant aux ogm et, plus généralement, qui ont produit leur mise en culture politique, sociale et scientifique.

C’est ici l’ethos même des scientifiques qui est en question, et notamment leur méfiance envers tout risque de « mélange » entre ce qu’ils jugent « faits » et « valeurs ». Il ne s’agit pas à cet égard de plaider pour des cours d’épistémologie ou d’histoire des sciences, dont mon expérience m’a fait comprendre que la plupart des étudiants sont bien décidés, les examens passés, à les oublier. Mais une expérience menée pendant trois ans à l’université de Bruxelles m’a fait entrevoir une autre possibilité. Il s’agissait de confronter des étudiants en science à des situations de controverses socio-technico-scientifiques en leur laissant la responsabilité de les explorer grâce aux ressources de l’internet, et de découvrir par là les arguments conflictuels, les vérités partielles et partiales et la vaste gamme de faits mobilisés.

Il semble que les étudiants aient été intéressés de découvrir sur le terrain des situations marquées par l’incertitude et par l’enchevêtrement de dimensions qu’ils pensaient séparables, telles que celles des « faits » et des « valeurs ». Ils avaient pris l’habitude de renvoyer à l’éthique (on ne parle plus de politique aujourd’hui) tout ce qui ne semble pas se soumettre à l’autorité des faits. Ils découvraient qu’il existe beaucoup de types de faits en conflit, et que chacun de ces faits étaient liés à ce qui, pour ceux qui les présentaient, importait dans la situation. Et ils n’ont pas tiré de cette découverte des conclusions sceptiques ou relativistes, parce qu’ils se rendaient compte que c’était la situation elle-même (en tant que matter of concern) qui imposait cet enchevêtrement conflictuel, qui empêchait qu’un ordre d’importance (celui de la preuve par exemple) domine tous les autres. En revanche, la manière désinvolte avec laquelle des scientifiques balayent d’un revers de main, comme « non-scientifique » ou « idéologique » ce qui importe aux yeux des autres, les a étonnés.

Je ne dirais pas que ces étudiants ont été vaccinés une fois pour toute contre l’opposition rationalité scientifique/opinion, mais j’ai été impressionnée que, loin d’être plongés dans le désarroi, la confusion et le doute, certains semblaient vivre un sentiment de libération. Comme s’ils découvraient avec soulagement qu’ils n’avaient pas à choisir entre faits et valeurs, entre leur loyauté scientifique et leur (reste de) conscience citoyenne, parce que c’était la situation elle-même qui leur demandait de situer la pertinence d’un savoir, de comprendre son caractère sélectif, ce qu’il fait importer, ce qu’il ignore.

On connaît la fable du scientifique somnambule, qui pour être créatif devrait être aveugle aux questions que son cadre disciplinaire ne lui permet pas de poser. Cette fable se transmet efficacement à travers des moues, de petits sourires, de sages conseils portant sur l’importance de ne pas « se disperser ». Elle est bien plus puissante que les principes épistémologiques portant sur les limites des savoirs que tout scientifique reconnaît, mais de manière formelle seulement, et oublie souvent dès qu’il est question de questions d’intérêt commun. Il est peut-être important, si les pratiques scientifiques devaient s’ouvrir à l’intérêt des connaisseurs, que des expériences comme celles de Bruxelles, décrites plus haut, soient tentées, rassemblant des étudiants de différents champs, leur permettant de travailler ensemble, d’être confrontés à des situations qui les forcent à prendre de la distance par rapport à leurs abstractions favorites, et surtout de vaincre une double peur — celle des scientifiques d’être confrontés à des questions « qui les dépassent » et celles des « littéraires » ou « sciences humaines » face à l’autorité des sciences dites dures. Bref de développer un appétit pour ce que j’appelle « intelligence ».

Une autre menace

Ce n’est pas seulement face au pouvoir, désormais sans contrainte, de leurs alliés traditionnels que les scientifiques ont besoin d’alliés, mais aussi contre une autre menace qui va grandissant.

J’ai déjà affirmé que l’intérêt des ressources que propose l’internet, mais celui-ci est aussi, un véhicule privilégié pour les rumeurs, dénonciation de complots, théories les plus extravagantes. De ce point de vue, l’image d’Épinal que les sciences donnent d’elles-mêmes se retourne, car les théories extravagantes s’autorisent de la même image, proposent des faits qui devraient imposer l’accord quant à leurs conclusions si les scientifiques « orthodoxes » n’étaient pas conformistes, aveugles, peureux, voire corrompus. Ici se paie très cher l’absence de culture quant aux faits, à leur exigeante fabrique, au processus collectif laborieux à travers lequel se co-construisent les « faits fiables » et les théories qu’ils autorisent.

Mais ceci ouvre une autre question. Un tel processus est coûteux en temps de travail et en ressources, et il n’est engagé que lorsqu’il « en vaut la peine » aux yeux des spécialistes (et des bailleurs de fonds). À propos des critères de cette sélection, les scientifiques sont souvent peu bavards. Comme les chercheurs de 2004, ils estiment que seuls les scientifiques sont capables de discerner les chemins prometteurs, et réclament donc le droit d’ignorer ou d’exclure grâce à quelques arguments parfois superficiels et d’allure souvent dogmatique (affiner les arguments demande du temps, qu’ils ne veulent pas perdre).

L’internet transforme cependant la situation, car une large audience est donnée aux contre-arguments exposant la faiblesse des raisons alléguées, et la contre-attaque est d’autant plus redoutable qu’elle peut s’appuyer sur les cas multiples de conflit d’intérêt et dénoncer ceux qui ignorent des faits contrecarrant les intérêts que servent les scientifiques. L’accusation a de l’avenir car les raisons des scientifiques pour ne pas considérer une proposition comme digne de leur attention sont souvent bonnes mais pourraient bien le devenir moins par la grâce de l’économie de la connaissance, et la dépendance qu’elle installe par rapport aux intérêts privés.

La situation associée à la nouvelle image publique qui s’installe, celle de la science comme entreprise malhonnête et intéressée, à laquelle résistent de vaillants combattants de la libre vérité, est en tout état de cause catastrophique. Et elle l’est d’autant plus que les scientifiques sont très mal équipés pour lui faire face. Ils paient lourdement l’absence de ce rapport intelligent, c’est-à-dire intéressé, critique et exigeant, que cultivent les « connaisseurs », ceux qui seraient capables d’entendre les raisons de leurs choix, de les discuter, et le cas échéant de les défendre. Ils ne disposent que de porte-paroles inféodés et manquent d’alliés « libres » sur l’internet.

Mais ici encore, de tels alliés se méritent. Leur existence suppose que les scientifiques apprennent à rendre compte de leurs choix sur un mode qui ne fasse pas insulte à l’intelligence des connaisseurs, qui produise de la matière à penser, qui nourrisse des débats intéressants, bref qui ne laisse pas toute la place au jeu aveugle des attaques contre l’autorité scientifique et de sa défense respectueuse. Et, dans la mesure où la capacité de rendre compte demande de l’intelligence et de l’imagination, il n’est pas impossible que les critères de ce qui est digne d’intérêt deviennent un peu plus ouverts, moins déterminés par le conformisme, les priorités à la mode et les positions acquises…

J’ajouterai que la situation actuelle est d’autant plus catastrophique que ce ne sont pas seulement des individus isolés, plus ou moins illuminés mais souvent sincères, qui investissent l’internet, mais aussi de fins stratèges payés pour cela. Le livre passionnant et inquiétant de Naomi Oreskes et Erik M. Conway4 montre la continuité du travail de sape de ceux qu’ils nomment « marchands de doutes » à l’encontre de la crédibilité de travaux scientifiques qui portent sur des problèmes « gênants », depuis les dangers du tabac et les dégâts provoqués par les pluies acides jusqu’à, aujourd’hui, le bouleversement climatique.

Ce qu’exploitent les marchands de doutes

Il y a une certaine analogie entre la manière dont procèdent les marchands de doutes et l’arme favorite de ceux qui contestent le statut scientifique de la compréhension contemporaine de l’évolution biologique. Dans les deux cas, le refrain est « ce n’est pas prouvé », il ne s’agit donc que d’une opinion, et elle doit être mise en parallèle avec d’autres opinions. Cette arme tient sa puissance de l’« autorité de la preuve », tenue pour synonyme de scientificité. L’idée est que la preuve, qui fait la différence entre science et opinion, se retourne ici contre les scientifiques

Une telle idée a certes une certaine pertinence lorsqu’il s’agit des sciences expérimentales, mais sa généralisation pour les sciences « de terrain », et, en général, les sciences où il ne peut être question de purifier une situation pour la rendre contrôlable et reproductible, crée une unité de façade facile à détruire et laissant des sciences, pourtant solides, vulnérables à la dénonciation. Ainsi, ce qui est appelé « preuves de l’évolution biologique » ne le serait pas dans un contexte expérimental. Ce qui caractérise les sciences de l’évolution est plutôt le nombre et la variété de cas qui deviennent intelligibles et intéressants dans la perspective darwinienne, comme Stephen J. Gould l’a admirablement montré. Cette fécondité est parfaitement suffisante pour faire la différence avec le créationnisme et l’Intelligent Design, que ne caractérise aucune dynamique de ce genre puisque le responsable évoqué est capable d’expliquer tout et n’importe quoi.

Les marchands de doutes exploitent eux aussi l’image d’une « science qui prouve » pour attaquer des chercheurs, faisant de leur mieux, mais qui ont affaire à ce qui n’a rien à voir avec une situation expérimentale, conçue pour répondre à une question précise. Comme les anti-darwiniens, ils détournent les discussions entre spécialistes, ici celles que doivent susciter tant des modèles de processus enchevêtrés que des données de terrain, et les présentent comme des désaccords cruciaux « que l’on nous cache ». Au nom de l’équilibre à respecter entre « opinions » (puisqu’en l’absence de preuve il n’y a qu’opinion), les « sceptiques » réclament d’être représentés partout où la question du bouleversement climatique est posée. Et ils ont bel et bien réussi à créer l’impression que le débat est toujours ouvert, que les scientifiques sont vraiment divisés et que le danger est peut-être exagéré.

La science se présentant comme fondée sur des faits faisant autorité n’avait pas besoin de connaisseurs. Pire, elle considérait comme suspect ceux qui insistaient un peu trop sur l’irréductible pluralité des pratiques scientifiques, c’est-à-dire aussi sur le caractère mensonger de l’image d’un progrès scientifique monotone, faisant régner partout une « réalité scientifique » répondant aux questions que se posent les humains. Aujourd’hui, la situation a changé, car l’image de « tête pensante de l’humanité » qu’elle a donnée d’elle-même se retourne contre elle. Cette image ne valait que pour imposer le respect, elle la laisse sans défense contre de véritables ennemis.

Mise en culture, mise en politique

Il y a deux grandes différences entre les attaques contre la théorie de l’évolution et celles menées par les marchands du doute. La première est que l’histoire de la vie et des vivants terrestres est passionnante, comme l’a montré notamment le succès des livres de Gould. Elle se prête à l’appréciation d’amateurs intéressés à la fécondité des perspectives qu’elle ouvre, et, au-delà de l’image de « la science qui prouve », on peut dire que les meilleurs alliés des créationnistes sont les ténors qui propagent l’idée polémique et monotone de la réduction de cette histoire à ce mécanisme unique susceptible de tout expliquer que serait la sélection. En revanche, le titre du livre d’Al Gore est bien trouvé : le bouleversement climatique, comme le danger du tabac ou des pluies acides, sont des « vérités qui dérangent ». Bien évidemment, les marchands de doute sont pour la plupart payés par les industries dont les intérêts sont effectivement « dérangés », mais qui ne souhaiterait que la perspective du bouleversement climatique disparaisse ? Qui ne souhaiterait que le monde apparaisse moins dangereux, et que nos activités et modes de vie aient des conséquences plus bénignes ? Nous sommes tous vulnérables à la tentation de faire l’autruche.

La seconde différence est bien entendu le facteur temps. Il ne me semble pas crucial que tous les habitants de la terre acceptent aussi vite que possible la perspective évolutionniste, mais en ce qui concerne les vérités qui dérangent, le temps compte, comme il compte aussi pour les industries qui prétendent que, en l’absence de certitude, plus de recherche est nécessaire, dont il convient d’attendre les résultats. Et cela, malgré le fait que si une certitude incontestable devait s’imposer, elle ne serait pas d’origine scientifique mais signifierait plutôt qu’on a trop attendu, et que c’est la terre qui s’est chargée de la démonstration.

Une intelligence publique portant sur la pluralité des sciences, sur ce qui peut être légitimement demandé à chacune, est ici d’autant plus nécessaire que les scientifiques « attaqués » ne sont pas, comme le montrent Oreskes et Conway, des « héros » qui riposteraient de manière flamboyante à ceux qui les agressent, dénonceraient publiquement les harcèlements et attaques personnelles dont ils sont victimes, et vigoureusement la malhonnêteté d’autres scientifiques. Ils n’ont été ni sélectionnés ni formés pour cela, mais partagent plutôt l’ethos scientifique commun qui implique que l’on garde le public à distance respectueuse et que leur seule véritable tâche est de produire du savoir, tout le reste, y incluse la lutte contre la représentation mensongère de leurs travaux, étant une malheureuse perte de temps.

Étant donné la multiplication plus que probable à l’avenir des « vérités qui dérangent », la nécessité d’une intelligence publique des sciences noue avec une intensité jamais atteinte culture et politique. Comment, tout à la fois, lutter contre l’appropriation par les scientifiques de ce qui est matter of concern, choix portant sur l’avenir commun, et apprendre à identifier les « marchands de doutes », pour les disqualifier de manière publique et impitoyable, comme nous le faisons avec les propagateurs de racisme ou les marchands de canon ? Comment empêcher que les scientifiques, se sentant attaqués, rigidifient encore l’opposition science/opinion et que ceux qui ont quelques raisons de se méfier de l’autorité que s’arrogent les scientifiques ne cèdent aux séductions du doute organisé ?

Ici comme ailleurs, le temps est compté et ce n’est pas sans angoisse qu’on se souvient de ce que cela fait trente ans que Jean-Marc Lévy-Leblond a tiré la sonnette d’alarme et dit le caractère malsain d’une science incapable de nourrir ce milieu « amateur » qui, aujourd’hui, fait cruellement défaut.

Notes de bas de page numériques

1 . Extrait publié dans Le Monde du 22 décembre 2004, p. 18.

2 . L’Esprit de sel, coll. Points-Sciences, Paris, Seuil, 1984, p. 97.

3 . Id., p. 94.

4 . Merchants of Doubts, New York, Bloomsbury Press, 2010.

Pour citer cet article

Isabelle Stengers, « Pour une intelligence publique des sciences », paru dans Alliage, n°69 - Octobre 2011, Pour une intelligence publique des sciences, mis en ligne le 16 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3239.

Auteurs

Isabelle Stengers

Chargée de cours à l’université libre de Bruxelles. Ses premiers travaux, associés aux recherches d’Ilya Prigogine (La nouvelle alliance, 1979), l’ont menée ensuite à interroger la diversité des sciences, leurs rapports conflictuels, leur rôle social, économique et politique. Cette réflexion sur les sciences s’est élargie à l’ensemble des activités collectives productrices de savoirs (Cosmopolitiques, 1997). Elle explore les possibilités d’une pragmatique spéculative affirmant une dimension explicitement politique (La vierge et le neutrino, 2006 ; Au temps des catastrophes, 2009 ; Les faiseuses d’histoires avec Vinciane Despret, 2011).