Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

Philippe Séguin  : 

Ars Combinatoria Universalis

Un rêve poético-mathématique de Novalis et C.F. Hindenburg
p. 114-125

Plan

Texte intégral

« Mais devons-nous dédaigner les seuls produits encore existants de la force synthétique du génie, parce qu’il n’existe pas encore d’art et de science combinatoires ? »

August Wilhem Schlegel, Athenäum,
1798, fragment 220.

1À la fin du XVIIIe siècle, Carl Friedrich Hindenburg (1741-1808), professeur de physique à l’université de Leipzig, développa une activité débordante, notamment dans le domaine des mathématiques : il créa plusieurs revues et fonda une école, l’École combinatoire, qui semble avoir beaucoup intéressé le poète Friedrich von Hardenberg, dit Novalis (1772-1801). L’intérêt de Novalis pour les mathématiques (ne lui attribue-t-on pas un Hymne aux mathématiques ?) est souvent évoqué, notamment à propos du calcul infinitésimal, mais rarement analysé et replacé dans son contexte scientifique et plus généralement intellectuel. Nous aimerions montrer qu’il s’est passé quelque chose de spécifique, à la fois historiquement et géographiquement, en cette Allemagne de la fin du XVIIIe siècle, qui explique la naissance et le déclin rapide de l’École combinatoire ainsi que l’attirance de Novalis pour les idées de cette école : un grand rêve de pensée pure s’était emparé du sujet connaissant.

L’étrange intérêt de Novalis pour les mathématiques

2Le plus souvent, l’intérêt de Novalis pour les mathématiques est mis en rapport avec le calcul infinitésimal. En effet, il est à maintes reprises question de différentielles, de fluxions, d’indivisibles, etc., dans ses Essais et Écrits philosophiques. C’est justement dans l’un des fragments les plus célèbres de Novalis, celui où il définit ce qu’il entend par « romantiser », que l’on peut lire :

« Il faut romantiser le monde. C’est ainsi qu’on retrouve le sens originel. Romantiser, ce n’est rien d’autre qu’élever à une puissance qualitative. Dans cette opération, le moi inférieur est identifié à un moi meilleur. Et nous, nous sommes une série de puissances qualitative de ce type. Cette opération est encore totalement inconnue. » (Travaux préparatoires, 1798, n°105)

3Quand on connaît le rôle déterminant qu’a joué le développement en série de puissances chez Newton, chez Leibniz et pendant tout le XVIIIe siècle, l’allusion mathématique est manifeste. Si donc l’intérêt de Novalis pour les mathématiques est indiscutable, on peut néanmoins se demander s’il va au-delà d’un jeu avec des expressions, d’une recherche d’analogies entre divers domaines de la pensée, ce qu’affectionnait particulièrement Novalis.

4En effet, il est remarquable que Novalis ne s’intéresse pas au calcul, à la détermination d’aires, de trajectoires, etc., même si le mot « calcul » revient souvent sous sa plume. Il est également surprenant qu’il ne cite pas les grands auteurs et il ne semble guère au courant des mathématiques en train de se faire. Il cite plusieurs fois Newton, Leibniz, mais pas les Bernoulli. Il évoque une fois Euler pour ses travaux sur la théorie de la lumière, nullement pour des raisons mathématiques. De même, il mentionne trois fois Lambert à propos de son Nouvel Organon et une seule fois Lagrange. On sait que Novalis possédait la traduction en allemand de sa Théorie des fonctions analytiques. En revanche, il cite trois fois Hindenburg, toujours en rapport avec les mathématiques. Il fait plusieurs fois allusion à ses idées et évoque à différentes reprises le « multinôme », le concept fondamental de ce que Hindenburg tenait pour sa création, l’analyse combinatoire. Cette notion semble l’avoir impressionné au point qu’il nota :

« La science ne commence pas par un antinôme — binôme — mais par un multinôme. » (Brouillon général, N°837)

5Tournons-nous donc vers cette mystérieuse École combinatoire, jamais mentionnée dans les livres d’histoire des mathématiques de référence et qui eut pourtant son heure de gloire en Allemagne.

L’École combinatoire

L’idée fondamentale de Hindenburg

6Pour comprendre ce qui était le centre d’intérêt de l’École combinatoire, il faut faire abstraction de la conception de l’analyse que nous connaissons depuis Cauchy. Les travaux de Hindenburg et de ses partisans procèdent d’une tradition faisant du binôme de Newton, ou plutôt de la série infinie du binôme (1+x)n=1+nx/1+n(n-1)x2/1.2+... la pièce fondamentale du calcul infinitésimal. Or il se trouve que la formule de la série infinie, pour un exposant rationnel, a bien été énoncée par Newton, mais non démontrée, et que les successeurs de Newton s’évertuèrent sans succès à la démontrer et à la généraliser à d’autres exposants, jusqu’à ce que Cauchy et Abel résolvent la question dans les années 20 du XIXe. Euler s’attaqua au problème à maintes reprises, par exemple en 1774, 1776 et 1779, mais il échoua à chaque fois et découvrit lui-même ses erreurs. Les mathématiques du XVIIIe siècle connurent un essor considérable grâce au développement en séries infinies de puissances, mais elles reposaient sur un fondement instable. L’idée de Hindenburg était donc, en se référant à Leibniz et à sa dissertation De arte combinatoria, d’asseoir l’analyse de l’infini, c’est-à-dire le calcul infinitésimal, sur une base algébrique solide en démontrant la validité de la série de puissances du binôme par des moyens uniquement combinatoires. En cela, il était tout à fait dans l’esprit du temps, puisqu’à la suite de Newton, les mathématiciens manipulaient les séries infinies comme des polynômes, sans centrer leur réflexion sur la question de la convergence, qui nous paraît si évidente depuis Cauchy.

7Là où Hindenburg (et son école) se démarque de la plupart des autres mathématiciens, c’est quand il lance l’idée que ce n’est pas le binôme, (1+x)n, qui est à la base de l’analyse, mais le multinôme, c’est-à-dire une série infinie de puissances élevée à la puissance n, (1+ax+bx2+cx3+...)n. C’est ainsi qu’il fit paraître en 1796 un recueil de différents travaux sous le titre ambitieux de : Le théorème du multinôme, le théorème le plus important de toute l’analyse, où la démonstration par une méthode uniquement combinatoire dudit théorème pour tout exposant réel, proposée dans le deuxième article, était qualifiée de définitive. Dès lors, ce que Hindenburg voyait comme le fondement de l’analyse se trouvant établi, tous les espoirs étaient permis. En attendant, il lui fallait cependant effectuer un gros travail pour convaincre les autres mathématiciens du bien-fondé de la méthode : plus de la moitié du recueil est ainsi consacrée à la défense de l’entreprise. Mais l’enthousiasme retomba bien vite, pour différentes raisons. On peut relever que sur le plan interne, la notation inventée par Hindenburg se révéla beaucoup trop lourde à manipuler. Sur le plan externe, les véritables mathématiques de cette époque se faisaient à Paris, à l’École polytechnique ; elles vivaient, entre autres, de l’aller-retour entre les mathématiques pures et ses applications et ne se perdaient pas dans le formalisme de l’École combinatoire. Pourtant, Hindenburg tint à ses idées, il faut dire que l’enjeu était de taille.

L’enjeu mathématique

8En effet, c’est la légitimité de l’École combinatoire en tant qu’école qui dépendait du type de démonstration de ce qui était aux yeux de Hindenburg le « théorème universel », expression choisie par Euler pour qualifier le théorème du binôme. Laissons momentanément de côté le multinôme et considérons d’abord la méthode de démonstration du binôme.

9Au cours du XVIIIe siècle, plusieurs méthodes furent employées pour démontrer la série du binôme. Une tentative très courante était fondée sur le calcul infinitésimal ; c’est la voie dans laquelle s’est engagé, par exemple, Euler lorsque, dans un article de 1755, il essaie de démontrer la formule du binôme à partir des dérivées successives de la formule de Taylor. Hindenburg ne pouvait accepter cette méthode, puisqu’elle faisait dépendre l’algèbre du calcul infinitésimal, or toute la tentative de l’École combinatoire vise justement à donner une base uniquement algébrique (ce qu’on appelait « l’analyse du fini ») au calcul infinitésimal (« l’analyse de l’infini »), et par là à établir l’analyse combinatoire comme fondement de toute l’analyse.

10D’autres méthodes, uniquement algébriques, c’est-à-dire fondées sur la manipulation formelle de développements en séries de puissances, étaient également très prisées. Elles furent notamment utilisées par Euler (1776-1779) ; cependant, malgré les déclarations de l’auteur, des doutes subsistaient quant à leur validité pour tout exposant réel, sans parler d’exposants complexes. Elles contrevenaient donc aux exigences d’universalité de Hindenburg, qui avait l’ambition, à la suite de ses premiers travaux combinatoires, de ne jamais rien laisser de côté, et caressait l’espoir de reformuler toutes les mathématiques sur le mode combinatoire. Il existait d’autres méthodes, dont celle d’Abraham de Moivre, à partir du multinôme. Aucune de ces tentatives ne mena à la résolution de la série du binôme.

11Il n’existait, en fait, aucune nécessité mathématique pour préférer l’une de ces méthodes plutôt qu’une autre. De toutes les tentatives, il semble que celle partant du calcul différentiel eut la préférence, tandis que celle fondée sur le multinôme eut très peu de partisans, et de moins en moins au cours du siècle. À la fin du XVIIIe siècle, le programme de l’École combinatoire devait sembler très exotique aux mathématiciens qui faisaient véritablement avancer la pensée mathématique, et dont pour la plupart se trouvaient alors à Paris. Mais les années 1793-94 avaient été fructueuses pour Hindenburg. L’un de ses élèves avait démontré de façon combinatoire que toute fonction peut être exprimée en série de puissances, généralisant ainsi un théorème de Lagrange. Il y avait plus : au cœur de la démonstration, se trouvait la formule du multinôme.

12C’est ainsi que parut, en 1796, comme premier numéro d’une nouvelle revue de Hindenburg, Le théorème du multinôme, le théorème le plus important de toute l’analyse. Hindenburg avait déjà fait paraître auparavant plusieurs articles sur le multinôme, mais sans lui donner un rôle aussi fondamental. Or, à la même époque, un événement essentiel avait lieu en Allemagne : l’entrée sur la scène philosophique du personnage et de la pensée de Fichte, qui ne fut peut-être pas sans influencer Hindenburg lors de sa déclaration de 1796.

Fichte et l’élan romantique

Le contexte intellectuel

13Pour essayer de nous replacer dans le climat intellectuel de cette époque, rappelons-nous les propos de Heinrich Heine dans son ouvrage La Religion et la Philosophie en Allemagne : la révolution que les Français ont réalisée sur le plan politique, les Allemands, écrit-il, l’ont accomplie dans le domaine de la pensée, par l’entremise de Kant. L’attente et l’optimisme intellectuels suscités par l’œuvre critique de Kant trouvèrent une pleine confirmation lors de la parution, en 1792, de l’Essai d’une critique de toute révélation. Mais cet essai, que beaucoup attendaient, ne venait pas du maître, il était l’œuvre d’un inconnu, Johann Gottlieb Fichte, et valut à l’auteur une chaire de philosophie à Jena. C’est Fichte qui lança le mouvement de ce qu’on appelle aujourd’hui le premier romantisme, notamment en publiant, en 1794, son cours magistral, Fondement de toute la doctrine de la science. Quatre ans plus tard, Friedrich Schlegel écrivait dans l’Athenäum (fragment 216) que la Révolution française, la Doctrine de la Science de Fichte et le Wilhelm Meister de Goethe constituaient les tendances majeures de son époque : Fichte avait remplacé Kant pour la génération montante.

14La fin du XVIIIe siècle en Allemagne se caractérisait par la prépondérance de la pensée philosophique, mais également par un vide mathématique. Lambert était mort à Berlin en 1777, Euler avait quitté cette ville en 1766 pour Saint-Petersbourg et y décéda en 1783. Lagrange, qui avait succédé à Euler, avait laissé Berlin pour Paris en 1787, un an après la mort de Frédéric II de Prusse, qui avait aimé s’entourer de savants. Il n’y avait aucun mathématicien d’envergure internationale en Allemagne susceptible de donner un véritable élan à sa discipline. Gauss ne sortit vraiment de l’anonymat qu’en 1801, quelques mois après la mort de Novalis. Hindenburg était donc bien isolé, à la fois géographiquement et mathématiquement : l’École combinatoire eut très peu d’écho à l’étranger. Ainsi nous semble-t-il que la tentative de refondation du savoir ébauchée par Fichte devait confirmer Hindenburg dans ce qu’il avait peut-être déjà pensé auparavant sans jamais l’ériger en principe, à savoir que le théorème du multinôme tenait une place fondamentale dans l’architecture des mathématiques.

Le fondement, l’absolu et l’infini

« Fichte est dans les idées abstraites une tête mathématique comme Euler ou Lagrange. »
Madame de Staël, De l’Allemagne, II, ch.7.

15Considérons quelques éléments communs à Hindenburg et à Fichte. Il ne s’agit pas de caractériser la pensée de Fichte, mais plutôt l’effet, l’impression produits par cette pensée sur un esprit réceptif, dans le contexte de l’époque.

16Il y a tout d’abord la recherche d’un fondement à toute pensée et à tout raisonnement ultérieur. Fichte le déclare dès la première phrase de la Doctrine, Hindenburg y fait régulièrement allusion, surtout à partir de 1796. On peut d’ailleurs constater chez les deux auteurs une tendance à la répétition et à la reprise de cette même idée, dans un but pédagogique d’explication et de vulgarisation.

17Ce fondement doit être absolu chez Fichte, à quoi correspond l’exigence mathématique de Hindenburg de partir de l’infini. En cela, tous deux se situent dans une logique de dépassement ayant marqué l’après-Kant dès ses premiers exégètes, Maïmon et Reinhold. Pour Fichte, il s’agit de dépasser la philosophie critique de Kant et sa limitation par la chose en soi ; chez Hindenburg il faut aller au-delà du binôme en démontrant le multinôme pour l’adopter ensuite comme point de départ.

18Tous deux partent d’une formule : chez Fichte a=a, chez Hindenburg le multinôme. Ces formules fondamentales acquièrent leur validité universelle par leur caractère algébrique : on part de lettres ou d’une combinaison de lettres interprétables ultérieurement. Mais au départ, seule la forme importe. La condition absolument nécessaire au fondement de la pensée, philosophique ou mathématique, semble être le maximum d’abstraction.

19Enfin, dernier élément constitutif de la théorie de nos deux auteurs: au commencement, il y a une action du sujet. Ce qui est expressément énoncé par Fichte ne l’est naturellement pas chez Hindenburg, mais rappelons-nous que poser le théorème du multinôme comme le théorème fondamental de l’analyse ne correspond à aucune nécessité mathématique. Selon nous, c’est l’audace et la réussite apparente de Fichte qui incitèrent Hindenburg à sauter le pas et à faire sa déclaration de 1796 : dans ce climat de confiance en soi et d’optimisme, le sujet connaissant se sentait capable de prendre une telle décision. D’ailleurs, la tentative de Hindenburg était-elle si téméraire ? Fichte n’avait-il pas eu l’audace d’enfreindre l’interdit kantien en réduisant le monde au moi, et ne donnait-il pas l’impression de le déduire d’une formule aussi simple que a=a ? Tout ne porte-t-il pas à croire, au vu de la réaction des grands esprits allemands de l’époque, que ce coup de force correspondait à une attente intellectuelle profonde ? Comparé à ce qui pourrait être qualifié d’hybris fichtéenne, déduire les mathématiques pures, c’est-à-dire celles qui font totalement abstraction du monde extérieur, d’une formule exprimant l’infini, n’était-il pas incommensurablement plus modeste ?

20Hindenburg était bien loin d’un certain pessimisme qui commençait à régner chez les grands mathématiciens d’alors. En effet, trop de problèmes majeurs restaient en suspens en cette fin de siècle : des questions centrales comme le statut des nombres imaginaires, le postulat des parallèles, les fondements de l’analyse, demeuraient sans réponse, et l’on sait que plusieurs des plus grands mathématiciens se détournèrent momentanément de leur science. Ce pessimisme contrastait singulièrement avec l’effervescence intellectuelle, notamment sur le plan philosophique, qui agitait les esprits de quelques petites villes universitaires de la province orientale de l’Allemagne, telles que Jena et Leipzig. Un peu à l’écart, se trouvait Freiberg, dont l’Académie des mines, où étudia Novalis, avait acquis une réputation internationale, notamment grâce aux travaux du minéralogiste Abraham Werner. Novalis lut très attentivement l’œuvre de Fichte avant de s’intéresser aux travaux de l’École combinatoire. Il ressort de ses notes qu’il a bien vu les parentés cachées fondant les deux systèmes mais sans les mettre sur le même plan : le Friedrich von Hardenberg qui avait luFichte était devenu Novalis quand il s’intéressa à Hindenburg.

Dépasser Fichte : l’unité par la combinatoire

Freiberg et l’utopie romantique.

21La vie intellectuelle de Novalis fut très courte : elle dura à peine six ans, depuis les Études sur Fichte (1795-96) jusqu’à sa mort, et c’est seulement en 1798, avec la parution de son premier ouvrage, Pollens, dans la revue Athenäum des frères Schlegel, qu’il prit le nom de plume de Novalis, « celui qui cultive du nouveau ». Les années 98 et 99 à l’Académie des mines, fondamentales pour Novalis, sont ses années d’apprentissage scientifique et il y joint une intense activité intellectuelle. À plusieurs reprises, il déclare dans sa correspondance s’intéresser aux sciences « d’un point de vue plus élevé ». Outre les sciences de la nature, dont l’étude est nécessaire pour la gestion des salines, métier auquel il se destinait, Novalis étudie les mathématiques. Mais il est mécontent du professeur de l’école, déclare ne rien apprendre avec lui, et c’est un jeune Français, également élève à l’Académie, qui lui enseigne les rudiments des mathématiques modernes de l’époque. Ils utilisent le cours de l’abbé Charles Bossut, ancien professeur à l’École du génie de Mézière, examinateur à l’École polytechnique. Mais les notes prises par Novalis ne concernent que le discours préliminaire et l’introduction à l’ouvrage, on a l’impression qu’il n’entre pas réellement dans le vif du sujet. Les exemples qu’il mentionne sont élémentaires. En fait, ses intérêts intellectuels vont dans d’autres directions. Il forme le projet démesuré de réaliser une Encyclopédistique, pour laquelle il élabore un nombre impressionnant de réflexions dans tous les domaines de la pensée. Elles sont regroupées dans les Études scientifiques de Freiberg (1798-99) et dans le Brouillon général (1798-99). Il est important de relever que ces esquisses ne se composent pas de prises de notes comme les Etudes sur Bossut, mais que Novalis formule toujours des réflexions, et met en rapport différents éléments de la pensée. On se rend compte assez vite que Novalis combine les notions, les idées, les plus diverses, et que sa tentative vise à trouver, à inventer de nouvelles notions, de nouvelles idées par un processus combinatoire. Le Brouillon général est une sorte de machine intellectuelle de production d’idées.

22Chose frappante, si le mot « calcul » revient souvent dans le Brouillon, il n’y a pas de calculs, de même qu’il n’y est pas une seule fois question de l’abbé Bossut. En revanche, Hindenburg et l’analyse combinatoire y sont cités à plusieurs reprises. Les années 1796-1800 représentent précisément l’apogée de l’École combinatoire, c’est à cette époque que paraissent le plus grand nombre de travaux la concernant dans les différentes revues dirigées par Hindenburg. Il est par ailleurs assez surprenant de voir Novalis citer Hindenburg dans le même contexte que François Hemsterhuis (1721-1790), philosophe hollandais opposé au matérialisme et à l’athéisme de son époque. Mais à en juger d’après les rapprochements opérés par Novalis, deux notions sont communes à ces auteurs : celles de combinaison et de totalité.

Moraliser l’infini — accéder à Dieu

23Lorsqu’il entame ses études scientifiques à Freiberg, Novalis se trouve confronté aux problèmes suivants : tout d’abord, il se pose depuis longtemps la question de l’adéquation de nos idées au monde extérieur. Il faut créer un monde intérieur qui soit le pendant du monde extérieur, note-t-il à la fin des Études sur Fichte. Dans son célèbre Monologue, il pose la question en termes de « réflexion » : le langage, de même que les formules mathématiques, n’a affaire qu’à lui-même, il n’exprime que lui-même, et c’est justement pour cette raison qu’il reflète si bien « le jeu étrange des rapports des choses ». Mais l’idée de réflexion paraît bien insuffisante : comment faire correspondre le sujet, l’individu, avec la nature, le monde, et au delà, avec le divin ?

24À cette difficulté héritée de la lecture de Fichte pendant les années 1795-96 s’ajoute, au début de l’année 1797 un événement central dans la vie de Novalis. La mort, dans de terribles souffrances, de sa fiancée Sophie, l’a laissé désemparé, et il s’est rendu compte que la philosophie de Fichte ne lui était d’aucune aide pour surmonter cette épreuve. Il va donc essayer de trouver une solution pour dépasser cette philosophie dans deux directions : d’une part, sur le plan uniquement rationnel, d’autre part, sur le plan sentimental et moral, l’amour et le bien étant liés comme dans la perspective chrétienne. Avant de présenter la solution sur le mode utopique dans le roman Heinrich von Ofterdingen, et notamment à la fin de la première partie, dans le récit de Klingsohr, Novalis aura recours à la combinaison de deux pensées apriori totalement étrangères l’une à l’autre : celles de Hindenburg et de Hemsterhuis.

25Partons du but à atteindre. Le but, l’utopie romantique, l’unité totale, c’est l’amour : « L’amour est la finalité de l’histoire du monde — l’Un de l’univers. » (Brouillon général, n° 51) On pourrait accumuler les citations de ce type. Il s’agit donc d’atteindre l’amour et l’unité, ou plutôt, l’homme romantique aspire inlassablement à deux idéaux : l’amour et l’unité. Pour y parvenir, c’est-à-dire mettre en correspondance l’individu, la nature et Dieu, Hemsterhuis imagine l’existence d’un organe moral. Ce serait un attribut de l’homme et il relierait d’une part l’homme à la nature, qui serait dotée d’une face morale, d’autre part il serait susceptible de perfectibilité, ce qui « rapprochera [l’homme] de Dieu, & des principes actifs subalternes » (c’est-à-dire « des autres créatures », note Diderot en marge, Lettre sur l’homme et ses rapports, pp.147-148). Or, remarque Novalis, les sciences magiques, c’est-à-dire celles qui relèvent véritablement de Dieu, « naissent de l’application du sens moral aux autres sens — à savoir de la moralisation de l’univers et des autres sciences. » (Brouillon général, n° 197). On sait que Novalis qualifiera plus tard les mathématiques de sciences magiques. Il n’en est pas encore là quand il étudie à Freiberg, mais dans le même contexte que le passage cité ci-dessus, il conclut: « C’est là que l’analyse combinatoire devient nécessaire. » (Brouillon général, n° 198)

26On peut tenter de reconstruire de la façon suivante l’effort de pensée de Novalis : pour dépasser Fichte, il faut que l’amélioration morale de l’homme se trouve au fondement d’une anthropologie romantique, tel est le cas dans l’hypothèse de Hemsterhuis. Mais il faut en outre que l’homme romantique, dans son aspiration infinie à la connaissance ainsi qu’à l’unité intellectuelle et morale, ait un accès à toutes les combinaisons possibles à Dieu :

« Si l’homme avoit les idées de tous les rapports, & de toutes les combinaisons de ces objets, il ressembleroit à Dieu, pour ce qui regarde la science, & pour ce qui regarde l’état de l’univers, autant que nous le connoissons, & sa science seroit parfaite. » (Hemsterhuis, Lettre, pp. 211-212)

27Novalis consacre plusieurs pages de commentaires à la Lettre sur l’homme et ses rapports où figure cette formulation.

28C’est là qu’intervient le multinôme de Hindenburg : n’est-il pas la plus belle expression de l’aspiration infinie de l’homme à connaître et créer le maximum de combinaisons idéelles possibles ? Une résolution algébrique du multinôme ne mènerait-elle pas à une connaissance parfaite de la nature en permettant d’algébriser la physique ? Enfin, n’est-il pas inconcevable que l’aspiration fondamentale de l’être humain à l’unité et à la totalité, si bien exprimée par le multinôme (le terme allemand « Infinitinom » est plus parlant), ne mène pas au divin ?

29Grâce au multinôme, Novalis met en correspondance l’esprit humain et le divin, c’est-à-dire l’infini des combinaisons de l’esprit humain avec l’infini des combinaisons de Dieu, sans faire l’impasse sur le problème de l’application des idées à la nature, grâce à l’organe moral. Les idées de Hemsterhuis l’aident donc à résoudre un problème laissé de côté par Hindenburg, à savoir le rapport du multinôme au monde physique. Mais en réalité, Novalis fait du multinôme quelque chose de bien différent de ce qu’entendait par là Hindenburg. En effet, celui-ci espérait donner un fondement définitif à l’édifice mathématique, lequel, étant le seul possible (l’univers mathématique était encore unique et euclidien), se serait alors nécessairement appliqué au monde extérieur. Novalis, au contraire, fait du multinôme un idéal inaccessible ; c’est pour lui la meilleure expression de l’aspiration romantique à l’universel : « Romantiser, c’est comme algébriser », note-t-il tout au début du Brouillon, (n° 10) donnant pour ainsi dire le ton à cette ébauche d’encyclopédie. Novalis emprunte un objet mathématique et le met au service de sa poétique : « Il faut romantiser le monde ».

Conclusion : idéalisme poétique et mathématique

30Plus tard, notamment dans les Fragments mathématiques de 1799, que Wilhelm Dilthey avait qualifiés d’Hymne aux mathématiques, toute allusion à Hindenburg disparaîtra. Mais je pense que la rencontre de Novalis avec le multinôme n’a pas été infructueuse. Elle a correspondu à un moment bien précis de sa réflexion sur la romantisation et sur le statut de l’utopie, et l’idée que se faisait Hindenburg du multinôme l’a bien aidé dans la formulation de sa pensée. Ce ne fut qu’une étape pour Novalis mais elle fut décisive. Aujourd’hui, ni Novalis ni Hindenburg n’ont leur place dans la grande histoire des mathématiques. Pourtant, il n’est pas certain qu’ils n’aient pas joué un rôle important, même souterrain, comme en témoignent les propos suivants:

« Egregie asserit Novalis poeta :
Le concept de mathématiques est équivalent au concept de sciences en général. Toutes les sciences doivent donc aspirer à devenir des mathématiques. »

31Cette citation, tirée des Fragments mathématiques de Novalis,est l’une des thèses soutenues par le mathématicien C. G. Jacobi lors de son doctorat. Elle témoigne du jeu complexe des influences de certains auteurs sur d’autres, c’est-à-dire en fait de la façon dont des écrivains, des scientifiques, etc., vont chercher leur inspiration et leurs références : Hindenburg, le mathématicien, a « influencé » Novalis le poète qui a « influencé » Jacobi, le mathématicien. Peut-on lire la célèbre réponse de Jacobi à Legendre : « Le but unique de la science, c’est l’honneur de l’esprit humain », sans ressentir la présence de la pensée de Fichte, et le formidable élan libérateur que fut notamment son écrit De la dignité de l’homme ? Mais il ne s’agit pas seulement de Jacobi.

32Au début du XXe siècle, au plus fort de la prétendue crise des fondements, on voit Felix Hausdorff invoquer « l’esprit absolu » comme ultime garant de la pensée mathématique, et Hermann Weyl se référer explicitement à Fichte. Auparavant, on retrouve chez Dedekind, Hilbert et bien d’autres mathématiciens allemands une foi en la puissance de l’esprit humain, en sa capacité d’abstraction, de progrès illimité et d’application au monde réel, qui semble bien proche du grand rêve de pensée pure du premier romantisme. Ainsi, ni Fichte, ni Hindenburg, ni Novalis n’ont-ils légué de concept mathématique fécond, mais leur désir, selon l’expression de Novalis, de « construire l’absolu » s’est transmis à des générations de mathématiciens allemands. Par-delà les querelles — pensons à Cantor et Kronecker, plus tard à Hilbert et Weyl —, on ne saurait négliger le rôle de l’idéalisme préromantique dans ce qui a conféré à tous ces mathématiciens le sentiment que les attributs divins, puissance créatrice et liberté, présidaient à l’élaboration des mathématiques :
« Tout commencement est un acte de liberté — un choix — la construction d’un commencement absolu ». (Brouillon général, n° 717)

33Herbert Mehrtens, Moderne, Sprache, Mathematik, Francfort-sur-le-Main, 1990

Bibliographie

Au sujet de Novalis:

L’édition de référence est Schriften, éd. R. Samuel e.a., six volumes publiés, Stuttgart, 1960 etc. Citations traduites par l’auteur de l’article.

Novalis, L’Encyclopédie, éd. M.de Gandillac, éditions de Minuit, 1966.

Novalis, Œuvres Complètes, éd. A. Guerne, 2 vol., Gallimard, 1975.

Novalis, Fragments, éd. P. Gorceix, Corti, 1992.

Novalis, Le Brouillon général, éd. O. Schefer, Allia, 2000.

Martin Dyck, Novalis and Mathematics, Chapel Hill, 1960.

Käte Hamburger, Novalis und die Mathematik, in Philosophie der Dichter, Stuttgart, 1966.

François Hemsterhuis, Lettre sur l’homme et ses rapports, 1772, édition augmentée avec un commentaire inédit de Diderot, établie par G. May, New Haven, 1964.

Au sujet de C.F.Hindenburg:

La plupart des œuvres de Hindenburg et des revues qu’il a éditées se trouvent à la B.U. de Göttingen.

On peut consulter les articles sur Hindenburg dans l’encyclopédie de Poggendorff, dans l’Allgemeine Deutsche Biographie et le Dictionary of Scientific Biography.

J Hans Niels ahnke, Mathematik und Bildung in der Humboldtschen Reform, Göttingen, 1990.

Michel Pensivy, Jalons historiques pour une épistémologie de la série infinie du binôme, in: Sciences et techniques en perspective, vol. 14, 1987-88.

Philippe Séguin, La recherche d’un fondement absolu des mathématiques par l’Ecole combinatoire de C.F.Hindenburg (1741-1808), in: Fonder autrement les mathématiques, Philosophia Scientiae, cahier spécial 5, Paris, 2005.

Sur les mathématiques en général :

Pour citer cet article

Philippe Séguin, « Ars Combinatoria Universalis », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, Ars Combinatoria Universalis, mis en ligne le 14 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4023.


Auteurs

Philippe Séguin

Enseigne l’allemand au lycée Marquette de Pont-à-Mousson. Il est titulaire d’un doctorat d’histoire des sciences, université de Ratisbonne (Allemage). Dernières publications : Oublis et résurgence en poésie, ss la dir. De Sylvie Grimm-Hannen & Philippe Séguin (Presses universitaires de Nancy, 2005)