Alliage | n°64 - Mars 2009 Du végétal 

Adrian Bejan et Sylvie Lorente  : 

La loi constructale et la structure des végétaux

p. 65-72

Plan

Texte intégral

1Y a-t-il plus divers, plus aléatoire, plus compliqué et plus troublant que les arbres et les forêts ? Même lorsque nous ne nous intéressons qu’à une seule espèce, jamais nous ne voyons deux arbres, deux branches ou deux feuilles identiques. Le spectre de la végétation offre pléthore d’images contradictoires : grand et petit, gracile et robuste, tendre et dur, large et mince, rare et commun — tous mêlés sur le sol de la forêt. Une telle diversité semble ne pouvoir résulter que du lancer aléatoire d’un dé.

2Si nous pensons ainsi, c’est que nous sommes éduqués ainsi. La vision commune du végétal en biologie est fondée sur les notions de hasard et d’indéterminisme. Les arbres sont décrits comme des structures vivantes qui émergent au cours d’un processus évolutif hautement complexe, régies par une liste toujours croissante d’exigences concurrentes. L’arbre doit capter la lumière solaire, absorber le gaz carbonique et relâcher de l’eau dans l’atmosphère, tout en soutenant la compétition pour tous ces flux avec ses voisins. L’arbre doit être auto-réparateur, mécaniquement assez fort pour supporter la puissance des vents, l’accumulation de la glace sur ses branches et les agressions animales. Il doit survivre aux sécheresses et aux parasites. Il doit s’adapter et se transformer, pousser vers les espaces ouverts et consolider sa structure là où les contraintes sont plus fortes.

3Mais ceci est une description, pas une explication. Elle est aussi compliquée que désespérée et défaitiste. C’est qu’elle laisse de côté la théorie, physique d’abord. Pourquoi un arbre doit-il accomplir tout cela ? Pourquoi les arbres prennent-ils forme comme s’ils avaient un esprit propre ? Et, bien qu’il n’y ait pas deux arbres identiques, pourquoi ressemblent-ils tous à des arbres ?

La théorie constructale

4Dans un livre récent [1], nous offrons des réponses théoriques à ces questions, d’une façon purement prédictive. En accord avec la « théorie constructale » (voir bibliographie en fin d’article), nous considérons un végétal quelconque comme un système de flux global évoluant au cours du temps. En contraste avec la multiplicité des conditions évoquées plus haut, deux exigences flux s’imposent : l’eau doit s’écouler du bas vers le haut, et les contraintes doivent s’écouler entre l’atmosphère mobile et le sol. Ces deux flux engendrent une architecture spécifique visant à établir au plus vite l’équilibre entre les deux parts de la nature (le sol, l’air). « L’arbre d’Eiffel » (figure 1) illustre ces deux flux que la végétation est structurée pour faciliter.

5En arrière-plan de notre discussion se trouve la « loi constructale », qui a engendré une décennie de découvertes relatives aux structures naturelles fondées sur un unique principe de physique [3-6]. La théorie constructale a deux aspects. La première idée est que la génération des configurations structurelles dans la nature est à considérer comme un phénomène physique. Cela signifie que la structuralité naturelle se manifeste de façon transfrontalière, de l’inanimé à l’animé, et de la géophysique à la biologie et à l’organisation sociale. La seconde idée est que toutes les observations de ce phénomène sont résumées par la loi constructale :

« Pour qu’un système fini de flux persiste au cours du temps (vive…), il doit évoluer de façon à fournir un accès de plus en plus aisé à ses courants. »

6Cette loi porte sur la direction temporelle des phénomènes évolutifs. Les structures de flux existantes sont remplacées par des structures aux flux plus aisés. Mais la loi constructale n’est pas une règle d’optimisation (maximal ou minimal), ni une proposition téléologique de structure ultime.

7Toute la nature a évolué vers des structures constructales. Considérons, par exemple, les circuits que parcourent l’eau dans la nature. Ils sont facilités par des structures couvrant tout le spectre des phénomènes, animés et inanimés : arborescences des bassins fluviaux, des deltas et des végétaux, vitesses caractéristiques des êtres coureurs, nageurs, volants, et des hybrides hommes-machines (nous, humains, encapsulés dans nos engins mécaniques), structure à grande échelle de la turbulence, de la circulation atmosphérique et océanique, du climat, etc. Toutes ces structures déplacent de la masse sur terre et se déduisent de la loi constructale [2-6].

8La végétation aussi exhibe une structure constructale. Que la végétation constitue une structure d’écoulement de l’eau est établi par la forte corrélation géographique entre la présence des arbres (tailles, densités) et le taux de pluviosité. Les arbres arrivent là où est l’eau et parce qu’elle doit s’écouler (vers le haut) — non parce que « les arbres aiment l’eau ». De même, les bassins fluviaux arrivent là où se trouve l’eau et où elle doit couler (vers le bas). Et personne n’a suggéré que ces bassins arborescents résultent du fait qu’ils « aiment l’eau »… La présence des animaux est également corrélée avec la pluviosité : de vastes courants d’animaux se déplacent (s’écoulant sur le sol, comme les rivières) comme part intégrante des vastes courants hydrauliques coulant sur le globe. De cette idée, est née la théorie constructale de la locomotion animale, qui prédit les vitesses, fréquences, forces et exigences nutritives de tous les êtres volant, courant et nageant [5-8]. Les animaux arrivent là où l’eau, la matière végétale et la masse animale existent et s’écoulent, non parce que les animaux « aiment » l’eau, la végétation ou la viande.

La structure des arbres

9La structure de la végétation peut se déduire dans tous ses détails de la loi constructale : racines, troncs et canopées, sols forestiers. La forme des racines et leurs structures émergent de l’image que présente la partie inférieure de la figure 2. La racine est un corps de révolution de forme arbitraire. Elle est poreuse, traversée par un courant de Darcy, et sa perméabilité est plus forte longitudinalement que transversalement. L’eau s’écoule du sol environnant dans le corps et monte jusqu’au niveau du sol (z = L). La résistance globale du corps racinaire au courant ascendant dépend de sa forme. La forme conique en carotte est celle qui offre le moins de résistance. Dans cette structure particulière, la vitesse longitudinale de l’eau (u) et la vitesse radiale d’absorption (v) sont uniformes, c’est-à-dire indépendantes de la hauteur (z). De cette remarque découle la prédiction que la structure interne doit consister en un faisceau de tubes de sections circulaires et de diamètre constant, car la loi constructale permet de montrer [9] qu’un conduit de volume et de longueur donnés offre un accès maximal quand il est de section circulaire et de diamètre uniforme. La forme conique de la racine implique que certains tubes doivent être plus longs que d’autres et leur densité vue sur une coupe transversale indépendante de la hauteur (z).

10Le système racinaire est, en fait, plus compliqué que sur la figure 2, et d’autant plus qu’il est plus important. Il est dendritique, avec davantage de tributaires, tout comme un bassin fluvial. Le système racinaire est comme un bassin fluvial tridimensionnel, dans lequel l’eau et les contraintes s’écoulent depuis un volume fini vers un point au niveau du sol. Chaque tributaire a la forme arrondie et effilée montrée sur la figure 2 (en bas). La section circulaire, jusqu’ici inexpliquée, a pour fonction de faciliter l’écoulement des contraintes : elle permet de répartir au mieux les plus fortes contraintes parmi les fibres quand le corps de la racine est soumis à des courbures nombreuses et aléatoires.

11La structure du tronc et celle de la canopée se conforment à la même image mentale que la racine. Il faut tenir compte de la présence permanente du vent, qui pousse le tronc latéralement. Bien que la figure 2 (en haut) montre un arbre avec un tronc et une canopée tous deux coniques, ce sont a priori des corps de révolution de forme arbitraire. Mais si le tronc est constitué de façon que les contraintes admissibles les plus élevées soient uniformément distribuées parmi ses fibres, alors, sa forme sera essentiellement conique, la canopée, en revanche, pouvant présenter une grande variété de formes non-coniques. Tronc et canopée prolongent au-dessus du sol la structure du système racinaire. L’absorption latérale dans la racine (v) provient de la diffusion par contact direct avec le sol, et indirectement de l’absorption par les branches et poils racinaires. Pour le tronc, le flux latéral est assuré presque entièrement par les branches latérales, distribuées de façon discontinue le long et autour du tronc.

12Les principales caractéristiques structurelles du tronc et de la canopée qui émergent ainsi sont illustrées par la figure 2 (en haut). Chaque branche latérale est conique, de façon à distribuer les contraintes admissibles les plus élevées uniformément dans tout son volume. Pour une position longitudinale donnée (x), il doit y avoir proportionnalité entre le diamètre du tronc, le diamètre de base de la branche émergeant du tronc et la longueur de la branche. La propriété géométrique essentielle de la structure théorique est la proportionnalité entre la distance au sommet (x) de la base de la branche et la hauteur (h) du segment de tronc responsable de l’écoulement de l’eau qui circule latéralement dans la branche. De la proportionnalité entre h et x, nous avons pu déduire sur le papier, en quelques lignes, deux règles empiriques fameuses concernant la structure des arbres. L’une est la règle de Léonard de Vinci, selon laquelle la diminution de l’aire de la section du tronc est équilibrée par l’aire de la section des branches latérales. L’autre est la distribution des angles successifs des directions des branches selon la suite de Fibonacci ; c’est une conséquence de la forme conique de la canopée et de la loi constructale selon laquelle chaque branche doit émerger latéralement dans une direction telle qu’elle soit minimalement affectée par les branches voisines, à savoir dans une zone où l’espace offre le moins d’humidité.

13Une autre caractéristique constructale de la structure est que le volume de bois total est toujours une fraction du volume total de la canopée (de l’ordre de L3L est la la longueur du tronc, échelle de taille de la structure entière). La tendance à un meilleur accès global du flot hydraulique conduit à anticiper un rapport optimal du volume de bois (xylem) au volume du feuillage tel que les gros arbres doivent avoir proportionnellement plus de bois que les petits. De plus, pour une taille donnée, les arbres auront un volume de bois d’autant plus grand qu’ils sont sujets à des vents plus violents.

La répartition au sol

14Enfin, le taux de courant de masse transporté au sein d’un arbre doit être proportionnel à son échelle de taille L, c’est-à-dire au diamètre de sa canopée vue du dessus. C’est l’explication de cette proportionnalité qui éclaire le principal mystère de la structure d’une forêt. Car, vu du dessus, le sol de la forêt est une zone couverte d’arbres de toutes tailles agissant comme des sources de masses hydrauliques dont le taux d’écoulement est proportionnel au diamètre de l’aire circulaire qui lui correspond. La loi constructale implique une tapisserie de canopées grandes et petites maximisant le transfert d’eau à l’atmosphère.

15La figure 3 montre plusieurs modèles décrivant une surface forestière à partir de domaines élémentaires triangulaires, carrés, etc. Dans une structure de type (a), un algorithme fractal assure que de nouvelles canopées plus petites soient réparties dans les espaces ouverts laissés par les plus grandes canopées, et ainsi de suite à l’infini. Dans une structure de type (b), la surface est couverte avec davantage de grandes canopées, de sorte que le taux de transfert hydraulique par unité de surface est supérieur. Que ce soit pour des domaines de base triangulaires ou carrés, les structures constructales (b) transfèrent environ 30 % d’eau de plus que les structures fractales (a). Et dans le cas (b), la structure carrée est de 17 % plus efficace que la structure triangulaire. Mais des effets contingents (géologiques, climatologiques) ont pour effet que la répartition multi-échelle des arbres alterne entre des types triangulaires, carrés, hexagonaux, etc., aboutissant à des structures plus aléatoires que celles de la figure 3. Toujours est-il que la loi constructale [1] montre que toutes ces structures exhibent des échelles hiérarchiquement réparties, et que cette hiérarchie est gouvernée par l’optimisation de l’accès de l’eau au sol et à l’air.

16La hiérarchie de taille et de densité des arbres est révélée par la figure 3 (à droite), montrant le résultat du décompte des canopées de taille donnée dans les structures (a) et (b). Si nous ordonnons les canopées par taille en fonction de leur rang, 1. pour les canopées de plus grand diamètre, 2. pour celles de diamètre immédiatement inférieur, etc.), nous obtenons sur un graphe log-log des nuages de données à peu près linéaires, avec une pente comprise entre - 1 et - 0,5. Ce type d’alignement est connu empiriquement sous le nom de « distribution de Zipf ». Une telle distribution est ici déduite de la loi constructale, comme c’est aussi le cas pour la distribution de la taille et de la densité des villes [10].

17En résumé, nous avons montré qu’une approche constructale reproduit les traits essentiels de la structure de la végétation. Si le film de l’évolution était rembobiné et recommencé, et si le processus évolutionnaire faisait apparaître à nouveau un monde végétal, il produirait le même type de racines, troncs et canopées. La clé de l’approche constructale est la vision intégrative des structures naturelles gouvernées par des phénomènes physiques. Arbres et forêts sont (avec les bassins fluviaux, la circulation atmosphérique, les déplacements animaux, etc.) des composantes intégrales de la structure globale des flux sur Terre. Les arbres sont des architectures constructales qui facilitent l’écoulement de l’eau et des contraintes. Les vents violents qui soufflent fréquemment en tout lieu brisent troncs, branches et feuilles mal ajustés — ce qui dépasse trop est rasé. La structure adaptée que nous observons —formes et lois d’échelle décrites dans cet article —résulte de cet assaut permanent.

18Déterminisme et contingence coexistent sous l’égide de la loi constructale. L’architecture des arbres est une icône de cette dualité. De loin, la structure est visible et apparaît assez simple pour être comprise. De près, c’est la diversité et le hasard qui s’imposent au regard. Il n’y a pas contradiction, mais harmonie entre ces deux visions.

Bibliographie

1, A. Bejan and S. Lorente, Design with Constructal Theory, Wiley, 2008.

2, A. Bejan, Advanced Engineering Thermodynamics, 3rd ed., Wiley, 2006, p. 770.

3, A. Bejan, Advanced Engineering Thermodynamics, 2nd ed., Wiley, 1997, ch. 13.

4, A. Bejan, S. Lorente, La Loi Constructale, L’Harmattan, 2005.

5, A. Bejan and S. Lorente, « Constructal Theory of Generation of Configuration in Nature and Engineering », Journal of Applied Physics, vol. 100, 2006, article 041301.

6, www.constructal.org

7, A. Bejan, Shape and Structure, from Engineering to Nature, Cambridge University Press, 2000.

8, A. Bejan and J. H. Marden, « Unifying Constructal Theory of Scale Effects in Running, Swimming and Flying », Journal of Experimental Biology, vol. 209, 2006, pp. 238-248.

9, A. Bejan, S. Lorente, « The Constructal Law and the Thermodynamics of Flow Systems with Configuration », International Journal of Heat and Mass Transfer, vol. 47, 2004, pp. 3203-3214.

10, A. Bejan, S. Lorente, A. F. Miguel, A. H. Reis, « Constructal Theory of Distribution of City Sizes », Section 13.4 in ref. [2].

Annexes

Légende des figures

figure 1 : L’arbre Eiffel
La structure de la végétation facilite deux flux en même temps, celui de l’eau et celui des contraintes. Si Gustave Eiffel avait eu pour objectif à la fois d’assurer la solidité mécanique de sa construction et de lui permettre une dissipation maximale d’eau dans l’atmosphère, la tour Eiffel serait devenue l’arbre Eiffel.

figure 2 : La structure des arbres
En bas : les racines comme corps poreux avec une perméabilité longitudinale supérieure
En haut : tronc et canopée constructales avec des branches coniques.

figure 3 : La répartition au sol
Projections au sol de canopées multi-échelles : (a) algorithme fractal, (b) règle constructale (flot hydraulique supérieur). À droite, la distribution de Zipf des tailles de canopées en fonction de leur rang.

Pour citer cet article

Adrian Bejan et Sylvie Lorente , « La loi constructale et la structure des végétaux », paru dans Alliage, n°64 - Mars 2009, La loi constructale et la structure des végétaux, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3395.


Auteurs

Adrian Bejan

Professeur d’ingéniérie à Duke University (Durham, É-U.). Auteur de dizaines de livres et articles scientifiques, ses travaux de recherche portent sur la thermodynamique et les problèmes de structures, naturelles en particulier. Il a proposé une « théorie constructale » unifiant les domaines techniques, géophysiques et biologiques. Voir http://www.constructal.org.

Sylvie Lorente

Professeur des universités au département Génie civil de l’INSA de Toulouse. Elle effectue ses recherches au sein du laboratoire Matériaux et durabilité des constructions dans les domaines suivants : transferts au travers des matériaux, mécanique des fluides, transferts de chaleur et théorie constructale.